Le lobbying du sucre devrait servir de modèle à de nombreuses industries, notamment agro-alimentaires, suspectées des pires turpitudes. Les producteurs français du sucre sont en effet parvenus, à l’instar de leurs collègues et concurrents internationaux, à « infiltrer » de façon positive l’opinion publique, de telle sorte qu’une grande partie des méfaits du sucre sont occultés…
C’est en lisant par lassitude ou par ennui les indications sur l’emballage que je me suis aperçu de mon erreur. Depuis plusieurs semaines, je ne manquais pas une occasion, dans le TGV, de m’acheter une boîte de « Gula », présentée comme un assortiment de graines saines pour la santé, pour me livrer à une séance de « grignotage décomplexé », comme l’évoque le site de la marque. Mais, en détaillant les valeurs nutritionnelles de ces petites friandises à la mode, j’ai compris qu’elles comportaient un petit vice discret: leur teneur en sucre, qui n’a rien de diététique, et sur laquelle la marque.. communique peu. Une fois de plus, je me suis dit que la puissance de l’industrie du sucre est de parvenir chaque fois à percoler ses produits sans le dire. Tu manges des graines réputées très saines et particulièrement utiles pour ta santé, et tu avales en fait des quantités colossales de sucre.
Voilà une véritable prouesse qui mérite d’être relevée. Les fabricants de sucre ont endormi la vigilance des consommateurs. Autant les producteurs de viande, d’huile, de vin, de tabac, sont identifiés comme les grands méchants chaque fois qu’on le peut (et alors même que la société française ne cesse de faire l’éloge de ses produits agricoles de toujours), autant les producteurs de sucre parviennent à passer inaperçus et à neutraliser la plupart des buzz négatifs qu’ils pourraient susciter.
Une industrie qui avance en rang ordonné
Cette maîtrise de l’image n’a rien de hasardeux. Elle est le fruit d’une stratégie concertée, menée intelligemment, froidement, par une industrie extrêmement concentrée et réunie dans le SNFS, le Syndicat National des Fabricants de Sucre. Installé dans la très bourgeoise rue Copernic, ce syndicat réunit les 4 producteurs français: Cristal Union, Saint Louis Sucre (acheté par l’allemand Südzucker en 2001), Lesaffre Frères (groupe familial du Nord) et Ouvré (Seine-et-Marne). Cette branche d’activité, très liée à la récolte des betteraves, a l’avantage d’avancer de façon très cohérente. Le faible nombre d’acteurs n’y est pas pour rien: 4 entreprises pour un secteur, ça limite les palabres inutiles et ça facilite les prises de décisions stratégiques.
Faible en nombre d’entreprises, la branche du sucre est économiquement puissante. Ses acteurs communiquent volontiers sur la production ou sur les surfaces cultivées. Mais ils se montrent plus discrets sur leur chiffre d’affaires: entre 4 et 5 milliards € et une première place européenne dans la production de sucre. Ils emploieraient de leur propre aveu plus de 40.000 salariés.
On mesure tout de suite la force que constitue, pour un secteur économique, ce chiffre d’affaires important dégagé par un petit nombre d’acteurs, très conscients de ses enjeux collectifs.
L’explosion de la consommation de sucre
Cette puissance tient largement à la capacité des producteurs de sucre à vendre leur production sous une multitude de formes. Au début du dix-neuvième siècle, chaque Français consommait environ 2 kilos de sucre par an. Il en consomme aujourd’hui environ 35 kilos.
Cette explosion, qui va de pair avec une épidémie de diabète, mais aussi d’obésité et de tout un tas d’autres dérèglements, constitue un défi autant technologique que commercial. D’une part, les producteurs doivent raffiner des quantités colossales de betterave très rapidement dans des usines qui tournent trois mois par an. D’autre part, ils doivent sans cesse trouver de nombreux débouchés au sucre pour écouler leur production.
Ainsi, le « sucre de bouche », qui représentait encore 50% de la consommation en 1960, n’en représente plus que 15% aujourd’hui. Cet effritement en dit long sur la nécessaire injection de sucre « ajouté » dans une multitude de produits qui n’ont aucun besoin d’être sucrés. C’est une question de survie pour le secteur.
L’image du sucre, un enjeu très sensible
Dans ces conditions, l’industrie du sucre a dû se poser la question de l’image attachée au produit qu’elle fabrique. Assez logiquement, la multiplication par près de vingt de la quantité de sucre ingérée quotidiennement par l’organisme en l’espace de deux cents ans suppose de neutraliser les campagnes de mise en garde sur les effets indésirables de ce phénomène. La profession s’est organisée très efficacement pour y faire face.
Elle a eu l’intelligence de mener de front deux types d’actions concomitantes. D’une part, la profession a mobilisé des actions d’influence classique, notamment auprès des pouvoirs publics. D’autre part, elle a fortement infiltré les « élites » et les relais d’opinion pour qu’ils l’aident à améliorer l’image du sucre.
Le sucre et son lobbying classique
Du côté du lobbying « classique », l’industrie sucrière est présente à l’Assemblée Nationale et au Sénat à travers des cabinets de lobbying ou par une présence directe, dument enregistrée par les pouvoirs publics. Saint Louis Sucre dispose même d’une entrée directe dans l’hémicycle.
Ces actions bien évidemment indispensables pour orienter le contenu des réglementations foisonnantes qui sortent chaque année de nos assemblées sont connues. Dans le cas du sucre, elles se doublent d’un dialogue soutenu avec l’exécutif.
On trouvera par exemple un très instructif rapport gouvernemental (en l’espèce rédigé par deux hauts fonctionnaires du ministère de l’Agriculture) de 2015, sur l’avenir de la filière. Il montre comment la haute administration et l’exécutif lui-même se préoccupent des problématiques liées à cette activité fortement exportatrice…
On y lira entre autres ces considérations: « il est un sujet qui justifie encore plus que l’ensemble des acteurs d’une filière sucre élargie réfléchissent et travaillent en commun : celui de la valorisation de l’importance du sucre dans l’alimentation et donc de la défense de son image et de sa place dans la société. Dans la perspective des débats tout à fait légitimes en cours dans les instances européennes, comme au niveau national, autour des problématiques de nutrition et d’information du consommateur, ainsi que de la promotion de l’image du savoir-faire français qui est associé à la production et au travail du sucre, il nous paraît du devoir des fabricants mais aussi des utilisateurs de sucre d’anticiper, de nourrir la réflexion en y apportant de la matière et de mettre sur la table des propositions alternatives et constructives. » (page 87).
L’action sur l’image du sucre
Autrement dit, sur la recommandation même des pouvoirs publics (mais elle n’avait pas besoin d’être mise en garde pour en être convaincue), l’industrie sucrière a consacré des moyens importants pour convaincre le consommateur de l’innocuité d’un produit dont ses aliments sont truffés. C’est ici que se niche l’originalité du lobbying sucrier, très orienté vers une sorte d’hégémonie culturelle dans le domaine de l’alimentation.
Pour parvenir à ses fins, l’industrie sucrière a mobilisé deux importants leviers qui méritent d’être analysés en détails.
La question des officines
Premier point essentiel, le Syndicat National des Fabricants de Sucre a créé une masse d’officines chargées de défendre l’image de son produit. Ces officines sont le plus souvent présentées comme étrangères à la profession elle-même.
On retiendra deux officines majeures qui correspondent peu ou prou à cette description.
Le Centre d’Étude et de Documentation du Sucre (CEDUS) ne cache pas son lien avec la profession. Mais il avance volontiers masqué, derrière des sites plus neutres comme « Sucre info » ou « VraiFaux.lesucre.com« . Ces sites visent à diffuser une information positive sur le sucre à destination du grand public.
L’institut Benjamin Delessert, quoique domicilié dans les mêmes locaux que le SNFS, cache pour sa part plus volontiers ses liens avec la profession. Il faut dire qu’il ne s’adresse pas au grand public, mais plutôt aux « élites » intéressées par le sucre.
De ce point de vue, il aspire à une forme d’objectivité difficilement compatible avec un lien de dépendance trop étroit qui serait affiché avec la profession.
Les liens avec les diabétologues, les nutritionnistes et les chercheurs
L’institut Benjamin Delessert sert précisément à développer l’influence du sucre dans les milieux scientifiques. Pour ce faire, une cascade de comités et de prix sert à distinguer les chercheurs et les relais d’opinion sur la question.
On notera en particulier la composition de son « comité scientifique« : on y retrouve un nombre important de praticiens hospitaliers spécialisés dans les maladies liées au sucre. Ce comité témoigne de la relation d’influence que l’industrie sucrière est parvenue à établir avec des milieux qui devraient en principe lui être hostiles.
Dans cette construction, l’industrie du sucre est parvenue à réaliser de véritables prouesses sans susciter les réprobations qu’on aurait pu craindre. Ainsi, en 2009, l’institut a remis un prix au diabétologue André Grimaldi, alors star médiatique. Trois ans plus tard, le lauréat de ce prix déclarait à la presse: « Il ne faut pas diaboliser le sucre ».
On voit ici l’efficacité de la méthode employée par l’industrie du sucre pour se « rapprocher » des prescripteurs médicaux. À force de les récompenser et de les promouvoir, elle obtient d’eux qu’ils évitent d’adresser au grand public une communication qui serait trop alarmiste.
C’est en ce sens que l’industrie du sucre est efficace. Elle n’a bien entendu pas empêché que la causalité du sucre dans le développement de certaines maladies ne soit connue. En revanche, elle a permis de neutraliser le catastrophisme des discours sur le sujet.
Ceci explique que l’opinion publique soit largement convaincue que la matière grasse est plus dangereuse pour la santé que le sucre…
Un modèle à suivre pour d’autres professions?
Pour toutes les professions soumises à un bad buzz (et on pense tout particulièrement à la filière viande), les techniques d’influence utilisées par l’industrie du sucre méritent donc d’être suivies de près. Elles permettent en effet de désamorcer dans la durée de nombreuses crises médiatiques.
On retiendra en revanche que ces actions portent à long terme et supposent un investissement patient. L’influence ne se fabrique pas en quelques jours, ni même en quelques semaines.
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« On trouvera par exemple un très instructif rapport gouvernemental (en l’espèce rédigé par deux hauts fonctionnaires du ministère de l’Agriculture) de 2015, sur l’avenir de la filière. »
C’est ça la solution ! Introduisons une dose d’administration gouvernementale dans le bouzyn, et le problème sera réglé en deux coups de cuillère à pot ;-p)
Ça n’est pas dans les graines qu’on en trouve le plus, regardez, par exemple, dans toutes les préparations où la tomate pré-domine, on s’en sert comme de correcteur d’acidité maintenant…
Mais le pire n’est même pas le sucre (parce qu’une partie de ses méfaits reste réversible), c’est le sirop de glucose-fructose, une saloperie utilisée officiellement pour augmenter le moelleux, mais qui a surtout une propriété redoutable expliquant qu’il se répande comme traînée de poudre dans l’industrie agro-alimentaire : il dérègle complètement la satiété, évidemment pas dans le bon sens, et lui, ses effets sanitaires sont irréversibles.