Le sociologue Michel Maffesoli nous fait l’amitié de nous livrer un texte exclusif consacré à la sécession du peuple à l’occasion du mouvement des Gilets Jaunes, et au désarroi des élites.
En cette période troublée, conséquence inéluctable des profondes mutations à l’œuvre dans nos sociétés, peut-être n’est-il pas inutile de se souvenir de la distinction proposée par Nicolas Machiavel entre « la pensée du Palais » et « la pensée de la place publique ! »
Distinction, désaccord, écart, lorqu’on regarde, sur la longue durée, les histoires humaines, il est fréquent que le peuple fasse sécession. Secessio plebis d’antique mémoire, au cours de laquelle les plébeiens se « retirent sur l’Aventin ». De nos jours, plus prosaïquement, ils occupent les ronds-points de la France périphérique. Mais quels sont les patriciens pouvant ramener la concorde et le calme des esprits ?
Voilà qui n’est pas évident, tant est grand le désarroi des élites. Les experts ne font plus recette, les politiques sont déconsidérés, les journalistes suscitent la méfiance. Ce qui fait que les belles âmes, pétries de bons sentiments, occupant les plateaux des étranges lucarnes et trustant les colonnes des principaux journaux ont peur. Il faudrait être Cervantès pour décrire ces « chevaliers à la triste figure » luttant contre des moulins à vent . En la matière, la condamnation, sans appel, de l’extrême gauche ou plus encore et d’une manière obsessive de l’extrême droite, automatiquement synonyme de danger fasciste. Rien de moins !
Au-delà de ces supposés extrémismes, c’est de « l’extrême peuple » dont il s’agit. Il est amusant d’entendre tel bien-pensant, voir se profiler l’ombre de Hitler ou de Mussolini derrière l’anodine demande d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC). Amusant ? et quand on vient d’en rire, il faudrait en pleurer !
Restons sur notre Aventin. Le conflit fut réglé, on s’en souvient, quand outre la remise des dettes, c’est la constitution d’une magistrature de la plèbe qui fut obtenue.
Voilà un symbole instructif. Il y a dans toute lutte un côté que l’on peut nommer spirituel, que le matérialisme natif de nos élites marxisantes déphasées a du mal à comprendre. C’est cet aspect symbolique qui est le cœur battant de ces régulières révoltes des peuples, dont le phénomène des gilets jaunes est l’expression contemporaine. Cet aspect est la ressource indomptable de la force morale.
La sécession du peuple, c ‘est l’actiond de se séparer, de s’éloigner d’un État s’étant lui-même éloigné d’un peuple qu’il est censé représenter. Se retirer d’un état de fait où « le service public » a mis le public à son service.
Dès lors, les révolte exprime l’irrésistible besoin de revenir à la « place publique ». C’est-à-dire au lieu que l’on partage avec d’autres. L’on a par trop oublié que le « lieu fait lien ». Trop obnunilées par des projets politiques orientés vers le lointain et pensées pour le futur, les élites ont oublié l’importance du localisme et l’urgence d’une vie quotidienne vécue au présent.
C’est bien cela qui s’exprime dans les révoltes en cours. Ces « Aventins » que sont les ronds-points contemporains redisent, tout simplement, le plaisir d’être ensemble pour être ensemble. Ce qui est une efficace manière de lutter contre une techocratie de plus en plus abstraite, considérant avec mépris un peuple débile, incapable de comprendre, comme le signalait il y a peu un dirigeant de la majorité politique « l’intelligence et la subtilité de l’action gouvernementale ».
Or la sagesse populaire « sait » d’un savoir incorporé sur la longue durée qu’il faut se méfier des pratiques dilatoires du pouvoir surplombant. Qu’il convient de ruser vis-à-vis des tentatives de diversion d’une administration capable, toute honte bue, d’annuler sans coup férir les mesures prises en réponse à la fièvre populaire. Annulation, annulation des annulations, la violence propre au totalitarisme « doux » d’un État jacobin a plus d’une corde à son arc. Mais à certains moments ces ruses technocratiques se parant de justification ou de rationalisation plus ou moins sophistiquées ne font plus illusion. Pour le dire trivialement : la coupe est pleine ! Et aux sincérités successives , qui dès lors sont ressenties comme de réelles faussetés les peuples répondent : « cause toujours, tu m’intéresses ».
A ces discours dissertant avec « intelligence », sur un ordre des choses dont ils ignorent l’alpha et l’oméga, les insurrections poupulaires rappellent que l’authentique socialité est celle d’une communauté de destin se vivant au plus proche. Ces insurrections en appellent à une décentralisation radicale acceptant, reconnaissant l’existence concrète, c’est-à-dire vécue au jour le jour, des fondamentales appartenances « tribales ».
Car ce sont bien ces appartenances qui s’expriment au grand jour dans le phénomène des « gilets jaunes ». Au-delà ou en–deçà des classes sociales de la théorie marxiste ou des catégories socio-professionnelles (CSP) des habituels et lassants sondages fonctionnalistes, c’est une socialité de base, rassemblant ce qui est épars que l’on retrouve autour des feux ponctuant les ronds-points. Ces feux sont comme autant de foyers où l’on se tient chaud et où se concocte le renouveau des solidarités organiques, cause et effet de toute société.
Il ne s’agit pas là, comme l’analysent les sociologues qui sont en retard d’un siècle d’une « lutte de classe » ou de ces inconsistants « mouvements sociaux », tartes à la crème d’observateurs ou d’experts déphasés. Non, c’est tout autre chose dont il est question.
Volens, nolens, et même si on ne veut pas le voir, ce que l’on nomme solidarité organique en gestation est cela même qui s’élabore autour des foyers de ces ronds-points. En la matière, au travers des problèmes soulevés par les retraités, c’est le respect des Anciens, la reconnaissance de leur autorité venue de l’expérience de la vie qui est en jeu.
C’est aussi la solidarité dont il est question quand ces Anciens échangent avec ces jeunes, chômeurs ou entrepreneurs, ayant du mal à joindre les deux bouts ou à développer leur nouvelle entreprise. Il y est question de générosité, d’entraide, d’échange et autres valeurs essentielles. Ce qui reste incompréhensible, parce que quelque peu archaïque, à des élites purement rationalistes, ayant quelque mal à comprendre l’importance de l’immatériel.
Du coup, il leur est aisé de stigmatiser cette réémergence d’une solidarité proxémique au moyen de ces grands mots quelque peu incantatoires, donc vides, dont la bien-pensance a le monopole. L’on est ainsi abreuvé jusqu’à plus soif de termes tels que : populisme, communautarisme, complotisme, racisme, antisémitisme, poujadisme, « boffitude » et autres noms d’oiseaux du même acabit.
On a même pu entendre un soixante-huitard célèbre, devenu notaire à la place des notaires qu’il conspuait en 68, signaler avec componction que de par ses origines et en référence à « l’étoile jaune » de triste mémoire, il était allergique à cette couleur ! tout un programme ! En fait tout cela témoigne d’une profonde incompréhension. Des commentateurs patentés hantant les sempiternelles talk-shows télévisés ou radiophoniques dont la caractéristique est un « entre-soi » fondamental. N’aidant en rien la compréhension d’une révolte radicale, mettant en cause la rigidité d’un pouvoir dont la verticalité n’est plus acceptée.
Voilà bien le paradoxe de la tempête soufflant avec la violence que l’on sait. Ces échanges entre anciennne et jeune générations, ce souci du partage et de la solidarité, en bref ce plaisir d’être ensemble trouve l’aide du développement technologique. Le sentiment d’appartenance « tribale » est conforté par la cyberculture. Les réseaux sociaux, les forums et autres blogs, voilà ce qui rend caduques les formes habituelles de la représentation syndicale ou partisane. Le refus d’une organisation verticale et hiérarchisée a pour corrélat l’irréfragable désir d’une horizontalisation des rapports sociaux.
Fondamentalement, ce « Netactivisme » en cours traduit bien la mutation, tout à fait postmoderne, du vertical à l’horizontal. Il se trouve que c’est sur les réseaux sociaux que s’expriment au mieux ces incoercibles révoltes qui sont, certainement, loin de s’achever. Caricatures, photomontages et collages divers singent, parodiquement, les divers protagonistes des pouvoirs politiques, journalistes ou divers sachants. Ayant pris conscience de ce que Platon nommait la « théâtrocratie » d’une démocratie en déshérence, le peuple, à son tour, tourne en ridicule les faits et méfaits des élites décadentes.
En réponse aux turlupinades ayant eu lieu, lors de la fête de la musique en juin dernier sur les marches de l’Elysée ou encore ayant à l’esprit les indécentes exhibitions lors d’un voyage présidentiel à St Martin, l’ironie, l’humour et la franche rigolade se répandent comme une traînée de poudre. Ce qui n’est pas sans conséquence sur ce charivari nex look qu’est le phénomène des gilets jaunes. Car dans la foulée des réseaux sociaux, la parodie contre la théâtrocratie du pouvoir a sa place dans la théâtralisation des manifestations en cours. Cela rejoint les « fêtes des fous » médiévales et autres moments d’inversion où le peuple prenait sa revanche vis-à-vis des pouvoirs établis.
On l’a dit, non pas extrême gauche et non plus extrême droite, mais « extrême peuple » qui, à l’image du « brave soldat » Chveïk popularisé par J. Hasek, manie la satyre, pratique l’humour et la dérision et, ainsi, met à mal le burlesque état des choses dominant. C’est bien quelque chose de cet ordre qui est en jeu dans la révolte du peuple qu’expriment les gilets jaunes : de la candeur et du courage. Courage, c’est, ne l’oublions pas, du cœur et de la rage. Mixte fécond, répondant au discours technocratique délayant d’une manière insipide toute une série de banalités. Ces discours n’accrochent plus, l’arrogance n’est plus de mise.
Michel Maffesoli, Professeur Émérite en Sorbonne, Membre de l’Institut universitaire de France
texte très pertinent, je pense qu’il y a erreur de frappe à ” les révolte exprime” ainsi que “les insurrections poupulaires” dans le texte
bravo pour la qualité de vos contenus et vos analyses.
Comme cela est bien expliqué, la vrai difficulté réside dans le fait que le peuple n’a plus confiance dans ses représentants, donc ses politiques, mais il a aussi perdu la confiance dans l’Etat. Et là les réponses adaptés ne sont plus seulement de changer les députés ou les sénateurs, il faut changer le mode de gouvernance.
Compte tenu de l’incapacité de nos élites à se réformer et à comprendre le phénomène des gilets jaunes, la mécanique de type révolutionnaire va s’accélérer. Un “carburant paradoxale” va alimenter ce mouvement. Chaque fois que le gouvernement satisfait une revendication de nature financière, sans proposer dans le même temps, de vrais solutions de gouvernances, et plus le mouvement va s’amplifier. Le mouvement populaire se méfiant à juste titre de la capacité de l’état à taxer plus tard, quand le mouvement sera rentré dans le rang. Les réponses actuelles de l’Etat ne font que accroitre les craintes des acteurs du mouvement et de leurs soutients.
Les mois de janvier et février vont être redoutables.
Magnifique texte
A propos d’élite qui est maffesoli? un membre de l’élite qui évidemment n’est pas avare de ses analyses. Il a tout compris. ça s’appelle de la recup! Il n’est pas le seul à vouloir se recycler.
Michel
élite ou pas il est intéressant mais n’offre pas de perspective. L’historique de l’opération médiatique a de nombreuses questions non résolues. Dès la 1/2 octobre 2018 les médias importants lançait la propagande sur ce phénomène . C’est trop beau pour être innocent. Beaucoup de points ressemblent à la propagande qui a porté notre président au pouvoir. Ce qui fait dire à de nombreux observateurs que nous ne sommes qu’aux prémisses du programme qui va se dérouler pour saigner à blanc les classes moyennes. Agiter le peuple de base pour faire les poches de la tranche moyenne qui “paye” des impôts serait une version possible de l’histoire qui se déroule en ce moment.Nous sommes dans une simili campagne électorale qui ne dit pas son nom . La version complète sera déroulée en temps et en heure et sera dans la même ligne que le scénario des dernières élections présidentielles. C’est-à-dire LREM face à l’extrème droite.
Il est interessant de constater que le gilet jaune a donné une large visibilité dans le monde réel à la virtualité des réseaux sociaux. Cela semble être une première à cette échelle, et pourrait conduire à de considérables conséquences, en tout sens!
M le Président Macron a accéléré et généralisé cette prise de conscience collective par son comportement, ses paroles et ses positions les plus tranchées du style ” les populismes voilà mes ennemis”. Qu’il soit remercié d’avoir ainsi clairement posé les termes de l’alternative et d’avoir permis à chacun de comprendre la situation avant qu’il ne soit trop tard.
Très belle analyse que les biens-pensants sociologues et experts de notre belle république s’empresseront bien sûr de critiquer comme tous les travaux de l’auteur qui pourtant a parfaitement compris l’étendue et la profondeur de la fracture sociale qu’il décrit magistralement.
La sécession du peuple après la sécession des élites.
Les services publics qui ont mis le public a leur service. Le caractère irréversible du mouvement dont il est illusoire de chercher le pourrissement…
Très bon texte, écrit à la hâte (plusieurs coquilles et fautes de frappe) ce qui n’est pas grave compte tenu de l’excellencde du fond… Merci Michel de cet éclairage pertinent !
Le lieu fait lien, et hors des agacements légitimes, l’une des singularités du mouvement est que le rond-point a fait lien, et a permis l’émergence de solidarités traditionnelles mais disparues, dans la culture populaire, et infra; les invisibles, se sont agrégés en tribus, ont pu échanger et capter la lumière….
Les multiples associations, amicales, clubs, … ont localement un rôle que beaucoup jouent déjà, à développer, pour ne laisser personne hors de la vie sociale, et culturelle.
Le passage sur D.C.B est superflus; comme les multiples fautes dans l’article!
Je vis dans un pays proche où plus rien n’est centralisé – c’en est régulièrement ubuesque – et pourtant nous connaissons le même phénomène de gilets jaunes.
Le mouvement n’est donc pas le fruit – en tout cas pas exclusif – d’une centralisation à outrance. La décentralisation à outrance provoque à peu de choses près, le même résultat.
La fièvre de la population est un appel à ce que cesse une certaine hypocrisie de fait : »sur le terrain », chacun constate que la croissance n’est plus liée à l’augmentation de la qualité de de vie. Or, le monde politique et intellectuel continue à prétendre le contraire, comme si le quotidien vécu ne resustait pas à la toute puissante pertinence de l’analyse intellectuelle.
Ce déni de réalité des élite est à l’origine du sentiment réel manque de respect ressenti par la population. Or, le déni de réalité n’en donctinne jamais longtemps : parce qu’il ne change pas la réalité (qui se moque de ce qu’on pense).
Il n’y a pas une crise de confiance des citoyens. Il y a une crise de crédibilité des élites.
Celle-ci vient directement de ce déni de réalité : croissance n’est plus progrès et ils refusent de l’entendre car ils refusent d’engager les luttes (je déteste ce mot connoté) nécessaires pour rééquilibrer les forces en place, notamment économiques.
Ou essentiellement économiques ?
L’analyse est valable, un peu longue, elle aurait gagné à être plus simple, plus directe moins entrelacé pour satisfaire l’ordinaire.