L'émotionnel triomphe peu à peu du rationnel. Bien entendu, cette présentation manichéenne du texte qui suit doit être modérée ou corrigée. Mais elle met les pieds dans le plat : après des décennies, peut-être des siècles, de domination des esprits par le rationalisme au point que les "passions" étaient toutes jugées coupables (on relira ici les considérations du procureur Pinard dans l'affaire Madame Bovary, sous le Second Empire), l'émotion et l'émotionnel retrouvent leurs lettres de noblesse dans le processus de décision collective. Ce texte long de Michel Maffesoli est à lire impérativement.
Poussée jusqu’en son point le plus ultime, la morale d’un social totalement aseptisé a évacué à trop bon compte la part d’ombre qui est, également, un élément de l’humaine nature. Dès lors, ainsi que le remarque l’anthropologue Gilbert Durand[1], trop d’hommes « en ce siècle de l’éclairement se voient usurper leur imprescriptible droit au luxe nocturne de la fantaisie. Il se pourrait que la morale du “vous chantiez, j’en suis fort aise”, et l’idolâtrie du travail de la fourmi soient le comble de la mystification. »
Oui, face à l’aspect simpliste de la morale, il y a resurgissement du droit au nocturne[2]. Lumière noire qui ne manque pas d’éclairer ces moments d’effervescence intense où, en des sabbats mystérieux, se concocte une éthique spécifique aux relents quelque peu immoraux. « Eyes wide shut », ainsi que le filme si bien S. Kubrick. C’est bien les yeux fermés aux injonctions de la raison moralisatrice que les bacchantes célèbrent un lien sociétal dont le fil rouge est constitué par la passion, l’émotion et autres affects innommables. Il s’agit là d’une structure anthropologique, corroborée par l’histoire et par la sociologie, celle du désordre fondateur. Celui-ci a pour vecteur essentiel les communions émotionnelles, le partage des sens, sensations et affects.
De telles dionysies prémodernes et postmodernes ne sont pas l’apanage de telle ou telle classe décadente. Certes, on peut en repérer les manifestations paroxystiques dans la production cinématographique ou romanesque, théâtrale et chorégraphique. Mais ces formes débridées ne sont plus des exceptions anomiques. Le fait que les jeunes générations, porteuses d’avenir, en soient les protagonistes essentiels est, à cet égard, instructif.
Ce qu’on nomme parfois le « tourisme festif » s’inscrit dans cette lignée : festivals musicaux, rave-parties, regroupement dans différentes « îles des plaisirs », week-ends d’intégration divers etc., tous ces phénomènes sont en congruence avec un imaginaire nocturne constitutif de l’esprit du temps contemporain[3].
On peut distinguer trois grandes caractéristiques à ces regroupements festifs : la recherche d’une communion et la mise en place de processus d’initiation, les deux s’inscrivant dans ce que j’ai nommé, il y a déjà plus de vingt ans, le nomadisme postmoderne[4].
Nomadisme contemporain
Le sociologue G. Simmel, dont on recommence à apprécier les analyses, remarque que
Tout en étant un corps étranger à notre existence, l’aventure est cependant reliée au centre d’une façon quelconque.
Il s’agit là d’un processus bien original qu’il est important de retrouver dans toute vie sociale.
Les métaphores religieuses, mystiques, les épopées ou les chansons de geste font de la vie un pèlerinage, une étape vers ce qui serait la “ vraie patrie ”. On pourrait multiplier les exemples dans les traditions culturelles différentes qui soulignent le rapport étroit qui existe entre l’ailleurs et le centre. L’importance des grands pèlerinages dans le monde religieux (Notre Dame de Fatima, Lourdes), le regain d’intérêt pour les Hauts lieux divers, comme la recrudescence de grands rassemblements religieux (JMJ), sportifs, musicaux témoignent de ce besoin de se décentrer par rapport au quotidien, et à une assignation à identité unique.
Le pèlerin comme le touriste festif, le raveur comme le fan sportif ne sont pas définis par leur “CSP”, ni leur niveau de revenu ou de diplôme. Ils se fondent dans la grande foule des croyants ou des supporters ou des amateurs de telle ou telle musique. Cette déambulation existentielle on la retrouve sous la forme du vagabond, toujours un peu sacré, du pèlerin, du nomade, et naturellement du “routard” contemporain. De même l’aventurier, le bandit, l’artiste, le bohème participent à cet archétype.
Notons d’ailleurs que dans nombre de pays, États-Unis, pays scandinaves, le passage du temps étudiant à la vie active se fait par un “voyage” transcontinental, le plus souvent effectué en groupe. Mais on trouve bien sûr nombre d’exemples de ce nomadisme dans les époques passées, peut être moins sous forme massive (le tourisme et le voyage en Italie concernaient une très petite part de la population) que sous forme typique, reprise notamment dans la fiction romanesque, le roman d’éducation, la littérature de feuilletons, tout cela cristallise ou ennoblit la profonde conviction que la continuité de l’existence est faite de multiples écarts… qui échappent de par leur précarité à une logique déterminante.
On peut faire référence à la secte ophitique dont l’emblème était le serpent, premier Rebelle vis-à-vis de l’ordre divin. Ponctuellement dans les histoires humaines cette rébellion a resurgi ; et il n’est pas impossible que de nos jours elle retrouve une actualité aiguë. C’est Vigny qui dans Eloa a présenté Lucifer, l’ange déchu, sous une forme gnostique.
On peut se demander si l’errance multiforme que l’on observe ne doit pas être comprise comme une gnose moderne. La “chevalerie” des décennies qui viennent pourrait être le fait de tous ceux qui comme explorateurs de nouveaux mondes pratiquent ce que j’ai appelé les valeurs dionysiaques. Les rassemblements festifs, les communautés sexuelles, les perversions discrètes ou affichées, les errances professionnelles, le “retour à la terre”, et la liste est loin d’être close, peuvent être les modulations de nouvelles conquêtes.
Celles-ci peuvent naturellement contrevenir à nos convictions, ou à nos certitudes affichées, on ne peut cependant nier à la fois qu’elles se développent, et qu’elles permettent le développement de leurs protagonistes. À l’image des errants qui au XVème siècle partaient, sur terre et sur mer, à la recherche d’aventure, on peut imaginer qu’en se servant des nouvelles technologies, de modernes pionniers fassent éclater les cadres étriqués de la vie en société façonnés au cours des siècles qui viennent de s’écouler, et que l’on appelle la modernité.
En fait il est possible que le nomadisme contemporain soit une nouvelle manière d’affronter la mort tout en exprimant un indéniable vouloir-vivre. Au-delà du catastrophisme ambiant, ou encore contre ce que certains nomment décadence ou barbarie, on est en présence tel le retour du même, du besoin d’infini toujours aventureux. Certes celui-ci est par bien des aspects inquiétant ; mais ainsi que le dit le poète : “Là où est le danger, là croît ce qui sauve” (Hölderlin).
Communions émotionnelles
On a certes coutume de vilipender les diverses formes d’orgie, de débordement festif, d’ivresse. Critique par l’homme raisonnable de l’homme débordé par l’ivresse et les passions. Peur des violences engendrées par l’outrepassement des limites. Parfois réaction morale devant les excès sexuels ou addictifs de ces soirées. Mais considérer ces phénomènes non pas comme un mal nouveau et inconnu, mais comme une figure récurente de toute vie en société, comme une structure anthropologique permet de relativiser le danger et le désordre. Car il ne s’agit jamais d’un phénomène identitaire, d’une assignation à une sorte de débordement urbi et orbi, et pour toujours. Mais au contraire de la cristallisation en un lieu (l’île, la friche industrielle, le parc de loisirs etc.) et en un temps donné (un séjour, un week-end, une soirée) d’une effervescence particulièrement intense. Et c’est pourquoi il convient d’interroger ce qui fait sens dans ces phénomènes et pas seulement ce qui choque ou fait désordre.
Les figures caricatures dont il vient d’être question peuvent être considérées comme une forme de détachement nécessaire de l’individu. Perte du petit soi dans un Soi plus vaste : celui de la communauté. Perte de soi dans l’Autre qui peut être considéré comme une véritable divinisation. Déification (théôsis) par laquelle le divin s’immanentise, s’humanise en quelque sorte.
Une telle incarnation de la déité dans le corps social est cela même qui peut s’observer dans tous les affoulements dont l’actualité n’est pas avare. Ces divers rassemblements, traversés par une indicible et irrésistible pulsion animale, disent la nécessité du LIEN, de la contrainte qui me lie à l’Autre. Mais d’un lien qui n’est plus transcendant. D’une règle qui n’est plus universelle, mais va être dépendante du moment, de l’opportunité. Du « Kairos » en sa tragique finitude !
Il faut être attentif à une telle « éthique ». Certes, elle ne projette pas l’énergie des divers protagonistes vers quelques lointains meilleurs. Mais elle condense l’énergie, individuelle ou collective, dans l’instant présent. Du coup elle l’intensifie. Grâce à cette intensité, l’éternité est rapatriée ici et maintenant.
En effet, il peut y avoir dans les extases consécutives à la rupture du « principium individualionis » quelque chose qui fasse ressortir le fond (fonds) le plus intime sommeillant en chaque homme. Ce fond (fonds) nocturne n’est pas, comme il est coutume de le croire, simplement vaseux. Ce n’est pas une poubelle qu’il convient de vider, ou une part démoniaque qu’il faut éradiquer.
Bien au contraire ce peut être un fond où va se nicher un trésor (fonds) primitif de solidarité, de générosité aussi. Encore faut-il accepter une telle primitivité et ne pas prendre une mine dégoûtée devant ce qui ne se répète pas, et donc ne peut être théorisée pour l’avenir.
Les éthiques régissant les mœurs des tribus primitives et contemporaines sont parfaitement éphémères. Elles sont chaotiques aussi. Elles ont quelque chose d’animal et échappent, de ce fait, à la normativité rationnelle. Elles n’en sont pas moins chaleureuses, et expriment très souvent la touffeur de la vie quotidienne en ce qu’elle a, tout à la fois, d’extravagant et d’habituel.
Les extases sensuelles ne sont pas des « à côté » de la vie sociale, mais en expriment l’essence. Ainsi qu’on peut le voir en d’autres périodes historiques elles font culture. Obnubilés par l’efficience, la fonctionnalité, le « droit au but » propre à l’imaginaire moderne (cette fameuse « via recta » de la raison), l’on est tout étonné que l’on puisse prendre des chemins de traverse.
Or c’est bien l’aspect sinueux du sentiment qui tend à prévaloir dans les modes de vie contemporains. «Vox cordis, via cordis», voix et voie du cœur s’exprimant dans les délires mystiques propres à la religiosité ambiantale, mais également dans les effusions musicales ou les hystéries sportives. L’attribution à telle ou telle ville des Jeux Olympiques suscite des enthousiasmes et, corrélativement, des déceptions s’inscrivant bien dans le registre de l’émotionnel débridé.
Au-delà de l’économique, une esthétique
Certes, il y a dans ces phénomènes (délires religieux, effusions musicales, hystéries sportives) un impact économique indéniable, impact qui est, largement, analysé. Mais cela ne doit pas masquer qu’au-delà ou en deçà de l’économie, se conforte un art de vivre sans finalité autre que celle du plaisir d’être, celle de la volupté. En son sens strict, un goût du « luxe » : ce qui échappe à la simple utilité ; une sorte de « luxation » généralisée des divers membres du corps social. Les « springbreaks », le désir de la « fête totale » sont les exemples achevés de tout cela !
Voilà bien l’éthique en gestation. Elle est faite de démobilisation par rapport aux valeurs essentielles que la modernité s’était données pour objectif.
L’individualisme et l’assignation à identité, à un sexe, un lieu, une profession, voire une croyance laisse place aux identifications multiples. La fête, le jeu de rôles, le voyage sont autant d’occasion pour la personne (persona en latin est le masque de l’acteur) de jouer des rôles différents. Banquier la semaine, en costume cravate et raveur le week-end, fêtard durant les vacances etc.
Le productivisme, la poursuite du bien être matériel, sa capitalisation laisse place à ce que j’ai appelé un corporéisme mystique, un hédonisme spirituel. Sens et émotions, ici et maintenant.
L’importance des affects, le rôle que joue l’émotion, la recrudescence du sentiment d’appartenance, les « hystéries » dont il a été question, tout cela rappelle que tout comme le corps individuel n’existe que dans une perpétuelle interaction, le corps social repose également sur la conjonction de la raison et du sensible. La morale universaliste est la conséquence de ce qu’Antonin Artaud appelait la « conscience séparée ». Une telle séparation n’est plus de mise. C’est bien parce qu’il y a « reliance » entre tous les éléments que l’on peut parler d’éthique. C’est-à-dire d’un comportement collectif qui est tributaire du moment vécu, et qui dépend des réactions affectuelles de ceux-là mêmes qui vivent ce moment.
L’utopiste Charles Fourier a rendu attentif au processus d’attraction. Poétiquement A. Breton en a indiqué l’orbe. Qu’est-ce-à dire sinon qu’une telle attraction est au fondement même de la vie matérielle. Mais qu’elle exprime, également, la perpétuelle interaction qui s’établit entre le matériel, le spirituel, l’animal, l’organique, le naturel et le culturel. Voilà ce qu’est la reliance. On ne peut, continuellement, comprimer les passions. Au risque de produire des dérèglements et des effets pervers. Il convient, bien au contraire, de leur permettre de s’exprimer. Car, ainsi, elles activent, à leur manière, une énergie collective qui tout en n’ayant pas de but n’en a pas moins une signification intense. C’est la signification (le sens et non pas le but) de ces rassemblements intenses et éphémères.
L’on a du mal à prendre en compte les passions ou les émotions collectives car elles se vivent, essentiellement, au présent. Un présent comme point de cristallisation du passé et du futur. Un présent dont la fin indique le commencement : ce qui est comme ayant toujours déjà été.
C’est cela une structure anthropologique, qu’il est vain de nier ou de dénier. Le bon usage de la fête et des communions et extases qui en font partie est l’une d’entre elles. Une telle « implication » se retrouve dans le retour des fêtes et rassemblements touristiques à « thèmes », les reconstitutions historiques, les Cosplay divers, les fêtes médiévales, les parcs à thèmes, et bien sûr les festivals divers et variés. Elle se retrouve également dans ces rites d’initiation que sont les week-ends d’intégration des diverses écoles, des entreprises et même de certains services publics. Certes on y apprend ou on devrait y apprendre à se connaître fonctionnellement. Mais en fait, ce qu’on va connaître de l’autre, plutôt que sa fonction dans l’école, l’entreprise, la vie professionnelle, c’est son affect, son corps, son intimité dévoilée par l’ivresse. Connaître, faire co-naissance, c’est à dire naître ensemble à la commune humanité. Temps de débridement, initiation ou défoulement, s’apparentant à l’inversion hiérarchique du carnaval (les chefs sont brocardés, les employés se mélangent) ou aux rituels d’initiation, dans ce qu’ils peuvent avoir de plus cruel et parfois grossier. L’alcool qu’on partage (l’hébergement sur place permet la consommation sans crainte) n’a pas qu’une fonction désinhibante, le produit qu’on fait tourner est une sorte de coupe du GRAAL, symbole de la fraternité, à fonder ou à réinitialiser.
Une éthique de l’esthétique
Dans tout cela la morale universelle a peu de prises. Mais l’on peut voir à l’œuvre une éthique spécifique. Particulariste. Localiste. Éthique parfois immorale ne se reconnaissant plus dans l’unidimensionnalité du Sens de l’Histoire, mais qui privilégie le pluralisme de la reliance et ce dans les deux sens du terme : on est relié aux autres, à la nature environnante, on fait confiance aux autres de la tribu et à la nature dont on fait partie. Ce que j’ai appelé « une éthique de l’esthétique », c’est-à-dire des règles du groupe appuyées sur un éprouvé ensemble, une esthétique consensuelle.
Le succès des techniques du « New Age », tout comme la sensibilité écologique, le retour au primitivisme et au natif, sans oublier la célébration du sang, des humeurs et du poil, tout cela fait bien ressortir le pluralisme cosmique de l’éthique postmoderne. Sa dimension herméneutique aussi : tous les avènements, toutes choses, aussi anodines soient-elles, ont un sens, immanent bien sûr.
Dans ce processus d’implication ou de « participation » mystique aux autres et à la nature, tout un chacun, le voulant ou pas, le reconnaissant ou non, est pensé. Il n’est que le « haut-parleur » de manières d’être archaïques, ou encore le resurgissement d’une antique racine dont il n’est que le surgeon, la reviviscence d’un phylum le dépassant de beaucoup. Pour le dire avec la formule poétique de Hubert Reeves, il n’est qu’un « poussière d’étoile ».
Ce qui est à l’œuvre, c’est la « participation » magique chère à Lévy-Bruhl. La personne plurielle, celle qui participe au pluralisme cosmique dont il a été question est comme irradiée par un univers social et naturel qui l’enveloppe, qui lui permet d’être ce qu’elle est. Il est intéressant (amusant ?) d’observer qu’une telle vue, quelque peu mystique, d’un éclatement du petit soi dans un Soi plus vaste se retrouve chez Hegel. « Le vrai est le vertige bacchique dans lequel il n’est pas un seul membre qui ne soit pas ivre… Et parce que chaque membre, en se détachant se dissout aussi immédiatement, ce vertige est aussi bien le repos transparent et simple ».
« Le vrai est dans le vertige bacchique » !
Voilà qui est audacieux. Mais fait bien ressortir que l’on n’est qu’en relation à l’autre, qu’en communion avec l’autre. Symbole de la coupe en tant que contenant qui unit ce qui est épars.
C’est cette mise en chaîne sociétale que l’on va retrouver dans les effervescences estivales, dans les hystéries musicales et sportives, dans les « Springbreaks », dans les excitations propres aux foires, aux marchés, aux braderies, aux « vides greniers », et autres occasions festives. Mais aussi dans tous ces évènements initiatiques que sont les week-end d’intégration, les voyages de fin d’études, les soirées de rencontres pour célibataires de la St Valentin et autres occasion d’échanges intellectuels, sexuels, amicaux. Toutes choses montrent l’importance des lieux et des temps dédiés [5] à l’échange, la rencontre, le « commerce ». Souvenons-nous que le commerce peut être celui des biens, celui des idées, mais aussi celui des affects, voire des corps. Ne parle-t-on pas de « commerce amoureux » et le colloque n’est-il pas le fait de « boire ensemble » et pas seulement parler ensemble !
Voilà bien l’éthique à l’œuvre. Elle est issue de ce que l’on pourrait appeler des « fêtes copulatives » au cours desquelles la circulation des biens, des paroles et des affects libère le ventre de l’angoisse de la mort. Il faudrait faire une topographie des mœurs et des lieux, topographie du physique et du spirituel, qui rendrait compte de cette intime et secrète liaison existant entre la pluralité des lieux et celle des liens. À l’encontre d’un moralisme Un et Universel, l’éthique est complexe, concrète, en ce qu’elle s’enracine dans des manières d’être et de vivre dont l’élément essentiel est l’hétérogénéité. Il n’en reste pas moins qu’il peut y avoir une cohérence, un centre de l’union, de ces fragments constitutifs du monde réel.
Michel Maffesoli
Professeur émérite à la Sorbonne
Brillant comme à son habitude, il est possible de tracer une parallèle avec l’ouvrage de Sylvain Tesson “un été avec Homère”, ce dernier étant d’un abord moins scientifique.
L’homme sauvage devenu grégaire s’en est remis à d’autres : par soumission à un chef, puis à des dieux et par la suite des religions qui ne sont que la transmission du divin à des individus.
La socialisation est elle même un prolongement des religions, un substitut à l’érosion du religieux, avec la particularité d’avoir dépossédé les humains de leurs droits naturels, notamment et au plus simple : se défendre, se venger, assurer sa sécurité, conquérir, vivre… L’homme dit moderne ne l’est que par l’empilement de gadgets et d’objets mais il est resté le même depuis qu’il marche sur ses pattes arrières. La conquête spatiale éclaire de part son appellation sur ce qui n’est plus possible sur terre.
L’humain n’est sociable que par intérêt ou par peur, les plus courageux ayant l’audace de briguer la place du chef, même si dans nos sociétés cette place est plurielle, les autres y consentent mais, d’un modèle l’autre, ont une conscience plus grande de ce qu’ils abandonnent.
Les manifestations sportives, les faux mouvements d’empathie qui succèdent aux tueries de masse (marches blanches, bougies, prières !) ne sont que l’expression d’un troupeau d’individus désarmés, désemparés, sans repères, n’ayant ni la capacité de se défendre et pire encore d’envisager de le faire.
Ce que n’aborde pas Maffesoli c’est l’avènement du virtuel, les jeux vidéos ou certains films qui souvent sont l’extension des premiers dans lesquels le couard moderne possède des pouvoirs immenses. Dans ces mondes de 0 et de 1, homo sapiens peut être un dieu, un chef, il peut conquérir, éliminer ce qu’il estime être ses adversaires, dominer.
Il n’est du reste qu’à constater le succès planétaire de séries ou films tels que Game Of Thrones, Vikings, Le Seigneur des Anneaux, dont l’absence de démocratie est remarquable… Ces mondes virtuels en disent long sur le décalage entre le présent et ce à quoi aspirent vraiment les humains.
Au plus près de nous, certains s’inventent de nouvelles religions dont l’écologie, et de nouveaux dieux ou déesses telle Greta Thunberg, l’absence de processus démocratique étant là aussi remarquable, la démocratie n’étant du reste qu’un totalitarisme en gestation. La violence est consubstantielle à l’humain, elle peut être à bas bruit (la dépossession de ses droits naturels) ou s’exprimer avec un grand coup de hache, mais le résultat est le même.