De Gaulle l'appelait le "machin" - mais il soignait la présence de la France comme membre permanent du Conseil de Sécurité. Cependant, après la chute du Mur de Berlin, l'ONU n'a pas gagné en indépendance ni en sérénité. Elle a ployé trois décennies sous le poids des diktats américains. A présent, le monde non occidental se réveille et proteste, à la faveur de la guerre d'Ukraine. Pour autant, la question se pose: l'ONU existera-t-elle encore d'ici quelques années?
Allons-nous connaître le démantèlement de l’ONU, parmi d’autres organisations mondiales ? Les événements qui semblent s’enchaîner dans un mouvement logique, depuis l’intervention de la Russie dans la guerre ukrainienne, pourraient nous le faire penser. Ou, du moins, nous faire prévoir une redistribution des cartes dans un jeu diplomatique dont les règles ont été fixées il y a longtemps désormais, en 1945.
L’ONU: a-t-elle fonctionné mieux que la SDN?
On avait reproché à la Société des Nations – SDN – de n’avoir pas pu empêcher le déclenchement de la Deuxième guerre mondiale – on n’ose plus écrire aujourd’hui « la Seconde » -, de sorte qu’on l’avait abandonnée au profit d’une nouvelle Organisation des Nations Unies – le nom avait été trouvé par Roosevelt – fondée le 24 octobre 1945 à San Francisco, donc en territoire américain ; puis, après un bref séjour à Londres, le siège avait été fixé à New York, encore en territoire américain ; tandis que la SDN, elle, avait siégé en Suisse, pays neutre. Et les cinq puissances fondatrices : Etats-Unis, URSS, Royaume-Uni, France et Chine, s’octroyèrent un droit de veto sur les décisions prises par l’assemblée, ce qui porta d’emblée un premier coup à la crédibilité de cette instance que De Gaulle appelait avec mépris « le Machin » : un ordre mondial dans lequel ces cinq pays jouissent d’une rente de situation.
L’organisation n’attendit pas longtemps pour se discréditer : dès 1947, quand la Résolution 181, recommandant la création de deux Etats en Palestine, ne fut pas appliquée. Pour citer des exemples plus récents, le bombardement de la Serbie en 1999 n’entraîna aucune sanction : comment contraindre la puissance américaine ? Même chose en 2003 avec l’invasion de l’Irak, puis avec la guerre saoudienne contre le Yémen. Aujourd’hui, l’Organisation semble incapable d’éteindre le feu qui a commencé de s’allumer en Europe. Quand on voit que même la Suisse, pays neutre qui avait abrité la SDN, sort de sa neutralité, il semble que seule la force pourrait décider des rivalités internationales actuelles.
Guterres perd son autorité en Ukraine
L’ONU comme institution, et surtout ses représentants, perdent peu à peu une légitimité qui, naguère encore, peu ou prou, faisait l’objet d’un relatif consensus. Et l’on peut comprendre ce divorce progressif, quand on a vu le comportement de l’actuel Secrétaire général, M. Guterrez, un Portugais dont le pays appartient à l’Alliance atlantique. Le 27 avril, il avait rencontré M. Poutine, qui lui avait rappelé l’affaire du Kossovo, arraché à la Serbie en 1999 par la volonté de l’Otan – c’est-à-dire l’Amérique et ses alliés – sans aucun mandat de l’ONU, et sans aucune protestation générale, au motif que cette province – ayant accueilli une immigration de l’Albanie voisine si abondante qu’elle avait fini par atteindre 90% de sa population – souffrait du pouvoir serbe. Cette modification des frontières, arguait M. Poutine, aura constitué un précédent autorisant aujourd’hui la Russie à se porter au secours des provinces du Donbass maltraitées par l’Ukraine. M. Guterrez n’avait pas pris la peine de discuter l’argument, condamnant l’intervention russe quel que puisse en être le motif. M. Poutine lui avait alors proposé d’envoyer une mission d’observation de la situation à Marioupol, pour faciliter, avec le concours de la Croix-Rouge internationale, l’exfiltration des civils pris en otage dans l’usine Azovstal ; mais le secrétaire général de l’ONU n’avait pas non plus accueilli cette ouverture. Premier mauvais signal envoyé à la communauté internationale : on pouvait attendre d’un secrétaire général de l’ONU, quel que fût son sentiment sur la guerre, qu’il acceptât cette offre de mission humanitaire englobant ses propres observateurs et la Croix-Rouge.
Le lendemain 28 avril, rencontrant à Kiev le président ukrainien avec qui il échangea des propos nettement plus amènes, M. Guterres eut la surprise de constater que sa position éminente de secrétaire général de l’ONU ne suffisait pas à faire oublier son comportement de la veille, puisque la Russie faisait tomber des missiles sur des secteurs stratégiques autour de Kiev au moment même où avait lieu sa visite. Symboliquement, c’est un coup porté à l’organisation elle-même.
La concurrence de l’Organisation de Coopération de Shanghai
Peu à peu, elle se voit concurrencée par d’autres organisations internationales, en particulier l’Organisation de Coopération de Shangaï (OCS) dont l’initiative revient à la Chine, deuxième économie mondiale, qui réunit à sa table la Russie et quatre anciennes républiques de l’Empire russe, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, ce qui ne serait pas grand’chose si l’Inde et le Pakistan ne s’y étaient joints en 2016, puis l’Iran l’année dernière. Cette organisation a originellement une destination économique, faisant contrepoids au G7 inventé par Giscard d’Estaing pour répondre au choc pétrolier de 1973, ce qui est déjà significatif en soi.
A la mi-septembre 2022, tandis que les Etats-Unis s’efforçaient de gagner l’ONU à leur cause anti-russe, l’OCS s’est réunie en Ouzbékistan, dans l’antique et prestigieuse Samarcande, en Sogdiane où se sont rencontrées jadis les civilisations occidentale et orientale, le zoroastrisme, l’hindouisme, le judaïsme, le christianisme, le bouddhisme et l’islam, traversant les époques persanes et hellénistique[1]. La moitié de la population mondiale y était représentée, mais surtout, une semaine plus tard, à la tribune de l’ONU où se succédaient les allocutions anti-russes, ni M. Poutine, ni M. Xi Jinping ni M. Modi ne se sont déplacés – le ministre russe des affaires étrangères, M. Lavrov, prenant la parole à la place du président Poutine mis en cause.
Plus impressionnant encore a été le camouflet inédit reçu par le président français, M. Macron, prenant la parole devant une salle presque vide. Le chef de la troisième puissance nucléaire, et cinquième puissance économique mondiale, n’intéressait personne, non parce que la France ne serait rien en tant que telle, mais parce que chacun des Etats membres de l’ONU sait qu’elle n’a plus de politique extérieure : ce sont les Etats-Unis qui en décident pour elle ; ni même de politique intérieure : c’est l’Union européenne qui décide pour elle ; une Union européenne d’ailleurs inféodée elle-même aux Etats-Unis qui lui indiquent la marche à suivre. On ne peut que constater le contraste entre les images envoyées au monde de ce discours solitaire et celles de 2003 où l’on voyait M. de Villepin se faire applaudir – chose rare – après un discours contrariant la volonté américaine d’obtenir un blanc-seing onusien pour pouvoir envahir légalement l’Irak.
Révolte des Etats non occidentaux au sein de l’ONU?
L’état d’esprit lui-même est en train de changer dans cette assemblée dont les principes fondateurs ont été dictés essentiellement par les Etats-Unis, et plus largement par les démocraties occidentales, nonobstant la Chine de l’époque[2] : le 21 septembre, le président de l’Union africaine, Macky Sall, a déclaré que l’Afrique avait « assez subi le fardeau de l’histoire », qu’elle ne souhaitait pas se ranger derrière l’Amérique contre la Russie, et plus généralement, que l’ONU « ne peut plus fonctionner au nom de valeurs locales érigées en valeurs universelles », entendons par là : les principes de la Révolution française revisités par la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948, la démocratie prônant le système « un homme = une voix » qui a détruit des sociétés africaines beaucoup plus hétérogènes que les nôtres. C’est pourtant le même homme qui, au sommet de la francophonie en 2014, avait revendiqué l’héritage culturel de Léopold Senghor et approuvé cette « universalité des « valeurs »[3]. Mais sur certains sujets sociétaux comme l’avortement ou le mariage homosexuel, il a jugé que la liberté individuelle se livrait à des excès qu’il désapprouvait, tandis qu’au contraire l’Europe décidait que ces sujets devaient être intégrés aux principes de 1789 et 1948.
Au moment même où le dissentiment se répand dans l’Organisation, la Russie réclame une réunion d’urgence du Conseil de sécurité que préside en ce moment la France, à propos de l’attaque perpétrée contre le gazoduc sous-marin Nord Stream. Selon toute vraisemblance, c’est une attaque américaine, que Joe Biden – éternel gaffeur ! – avait annoncée à demi-mot lors d’une conférence de presse tenue le 7 février dernier à Washington, pour le cas où la Russie interviendrait dans la guerre en Ukraine : « Il n’y aura plus de Nordstream2, nous y mettrons fin ». On avait assisté alors à cet échange entre une journaliste et le président – tandis que le chancelier allemand, présent à ses côtés, arborait un sourire crispé : « Mais comment allez-vous faire exactement, puisque le projet est sous le contrôle de l’Allemagne ? – Je vous le promets, nous avons les capacités de le faire ». Si ce n’est l’Amérique elle-même, c’est au moins un pays de l’Otan, ou une opération combinée : en tout état de cause, cette attaque a relevé d’un cran le niveau de la tension internationale. Comment imaginer que l’ONU soit capable de l’apaiser ?
Sans même parler des crises politiques à l’intérieur des Etats emportés par la crise économique qui s’annonce, ce que l’on peut craindre d’une crise de l’ONU, c’est qu’elle libère des conflits un peu partout dans le monde, que plus aucune autorité ne pourra endiguer ou tempérer. Pour les régler, les Etats concernés ne pourront compter que sur leurs alliances militaires, ce qui implique que le sang coulera en abondance. Autrement dit, ce n’est plus seulement l’ordre unipolaire américain de 1991 qui sera remis en cause, mais aussi l’ordre international édifié par les vainqueurs de la Seconde guerre mondiale.
[1] Alexandre le Grand en fit la conquête en 329 AC est y installa le roi Orepios.
[2] Rappelons que la Chine co-fondatrice de l’ONU n’est pas, politiquement parlant, celle de Mao, qui prit le pouvoir en 1949.
[3] XVe Conférence des chefs d’Etats et de gouvernements ayant le français en partage, 29-30 nov. 2014.
Article intéressant mais qui n’explique pas la pose de la date de 2024.
Les sujets ‘sociétaux’ seront à la base de l’éclatement éventuel de l’ONU. Ils sont appelés ‘sociétaux’ pour nous faire croire qu’ils ne sont pas principaux. Or c’est l’anthropologie qui est en jeu, il n’y a pas des anthropologies mais une anthropologie. Idem pour le mot ‘famille’. Les catholiques vivants ou les orthodoxes militants savent ce qui suit : le Christ est l’homme parfait. Le modèle de l’homme, c’est le Christ. Y a pas photo ! Or c’est contre cela que se met en marche l’ONU. Ses sous-branches organisationnelles (FNUAP, …) sont déjà en lutte contre la Parole qui libère, le Verbe fait chair. L’ONU est logiquement embrigadée sur la permanente pente païenne de lutte contre le corps humain et sa si haute dignité. Son évolution se dirige vers cette gnose païenne quasi dualiste. Dans une période postmoderne, finalité et aboutissement de la modernité, l’ONU fera la promotion du nihilisme. Il est nécessaire que nos amis ‘conservateurs’ du CDS ne participent pas à leur insu à ce mouvement mortifère. Il me semble que si les nations européennes s’effondrent grandement sous nos yeux, c’est à cause de cette fuite erratique et adamique devant Dieu, et ce laminage de la ‘liberté libérée’ qui donne le souffle de Vie en Vérité. Si sécession il doit y avoir, ce sera celle des monastères et du retour à l’agenouillement hétéronome. L’horizon ouvert par la messe est le véritable saut ‘sécessionniste’.
Bel article.
L’ordre international mis en place en 1945 a une assise interétatique. Cela se traduit par le caractère non-unipolaire de la direction officielle de l’ONU, malgré l’installation du siège de l’organisation à New-York, caractère manifesté avec force par la décision d’inclure la Chine et la Russie (alors soviétique) dans le cercle des membres permanents du Conseil de sécurité. Or, ce souci d’équilibre des puissances a été très vite remis en cause dans les relations internationales hors-ONU par la Guerre froide. Avec son discours de Fulton de mars 1946, Churchill prend l’initiative de déclencher celle-ci et crée ainsi une faille dans l’esprit du nouvel ordre, tout en se réclamant des principes de la Charte des Nations-Unies. Dès ce moment, les Anglo-saxons justifient leur tropisme offensif, comme cela arrivera souvent par la suite, avec leur slogan sur la défense de la démocratie menacée. En créant une autre organisation, l’OTAN, quatre ans seulement après la fondation de l’ONU, ils modifient les conditions initiales de l’équilibre en parlant de nécessité défensive. Cet argument, on a vu l’usage qui en a été fait depuis, à plusieurs reprises. C’est l’impératif des impérialistes. Ainsi, l’ordre unipolaire de 1991, selon l’expression de l’auteur de l’article, a pour origine lointaine la seconde moitié des années 40. Cette hypocrisie au long cours va peut-être prendre fin bientôt, si les Etats non occidentaux se mettent à regimber sérieusement au sein de l’ONU, comme le suggère Yves-Marie Adeline. Dans un éventuel prochain ordre international, il faudra tirer les leçons de ces 75 dernières années et veiller à ce que tous les Etats occidentaux jouent le jeu. “Fair-play” est un mot anglais, après tout. Pour cela, les peuples seront une base plus fiable que les establishments.
Votre commentaire est intéressant. Votre conclusion est optimiste et sent le dépit en ‘même temps’.
“un éventuel prochain ordre international” : éventuel ! ordre ! Et pourquoi pas des conflits permanents qui se déplacent entre les multipolarités. Je suis antiwoke et en guerre larvée contre les tueurs par IVG. Je me sens mal avec et dans “l’ordre français”, un désordre mortifère, suicidaire. Guerres civiles plus ou moins larvées dans ‘l’Occident collectif’.
“les peuples seront une base plus fiable que les establishments.” Là c’est du contorsionnisme politique puisque la logique de base n’est pas le royalisme mais la démocratie représentative avec des élites apostates établies dans le brouillard des idéologies. Soit l’ONU est une Babel adamique, soit elle repose sur la messe et son Homme nouveau. La tension était, est et sera permanente. Et cela à cause du martyre.
“(…) des sociétés africaines beaucoup plus hétérogènes que les nôtres.”
?????
Pour ce que je puis voir de mon douar breton, l’Afrique compte encore des communautés qui ne sont pas entièrement dissoutes par la société de consommation, laquelle est la négation même de la cohésion sociale. Il existe encore des peuples sur ce continent; par contre, le découpage criminel décidé par les puissances coloniales, et sur la base duquel ont été fabriqués des états hétéroclites où ont été rassemblés de force des ethnies différentes, cependant que nombre de ces ethnies sont écartelées entre plusieurs états, ce découpage donc est en lui-même un fauteur de guerre.
Au lieu de parler de sociétés, le terme approprié en l’occurrence est états.
Aujourd’hui, il est une valeur qui semble ne plus intéresser personne: le droit des peuples à l’auto-détermination. C’est que chaque état est une boutique tenue par une caste, le plus souvent achetée par des puissances qui elles-mêmes ne sont pas nécessairement des états. Il s’ensuit une sacralisation des frontières, seul point de convergence des états à l’ONU.
Et tant pis pour les Africains, les Amazoniens, les Tibétains, les Ouïghours, les Kurdes…
Déduction déprimante: il n’y aura jamais de solution à d’innombrables conflits. L’exemple le plus spectaculaire est bien l’Ukraine, où il n’est même plus possible d’organiser des référendums d’auto-détermination sous contrôle international.
Faites de beaux rêves…