« Notre grande république est destinée à être l’étoile directrice de toutes les autres » a déclaré Ulysses S. Grant. Revenons à la destinée manifeste américaine, à ce libéralisme forcené qui fascine les « possédés » de Dostoïevski et hypnotise tout le monde depuis deux siècles.
On connaît tous le président Ulysse S. Grant grâce aux feuilletons télé (la meilleure arme de construction massive de la culture US), à la guerre de Sécession, à la conquête de l’ouest. C’est un des très rares présidents US connus du dix-neuvième siècle, alors que tous les présidents du vingtième siècle ont été divinisés (dixit Frédéric Bernays) et que Jefferson ou Washington furent transformés en figures mythologiques, de l’aveu cette fois de Daniel Boorstyn. C’est que « pour devenir un grand président, il faut déclarer la guerre », comme disait l’historien libertarien Ralph Raico.
Je tombe sur un texte de Grant qui m’évoque Dostoïevski justement (voyez mon livre, qui vient d’être publié en Roumanie), l’unification électromagnétique du monde par les réseaux, le télégraphe, le commerce, le canal de Suez, tous thèmes que l’on connaît via le grand poète Walt Whitman et bien sûr Moby Dick, cette baleine qui désigne tant de choses…
L’unification du monde ou le nouvel ordre mondial
Grant sent venir l’unification du monde comme Joseph de Maistre dont je cite toujours cet extrait de la deuxième soirée pétersbourgeoise : « tout annonce que nous marchons vers une grande unité que nous devons saluer de loin, pour me servir d’une tournure religieuse. Nous sommes douloureusement et bien justement broyés; mais si de misérables yeux tels que les miens sont dignes d’entrevoir les secrets divins, nous ne sommes broyés que pour être mêlés ».
Grant (1) donc (attention, traduction Google) : « sous la Providence, j’ai été appelé une deuxième fois à agir en tant que président sur cette grande nation. Dans mon passé, j’ai essayé de maintenir toutes les lois et, dans la mesure du possible, d’agir pour le meilleur intérêt de tout le peuple. Mes meilleurs efforts seront donnés dans la même direction à l’avenir, aidé par mes quatre années d’expérience dans le bureau ».
Le président responsable poursuit : « lorsque mon premier mandat du chef a commencé, le pays ne s’était pas remis aux effets d’une grande révolution interne et trois des anciens États de l’Union n’avaient pas été rétablis dans leurs relations fédérales ».
Après on se rapproche d’une vision apparemment pas méphitique du nouvel ordre mondial : « il me semblait sage qu’il n’y ait pas de nouvelles questions tant que cette condition de choses existait. Par conséquent, les quatre dernières années, dans la mesure où je pouvais contrôler les événements, ont été consommées dans le but de rétablir l’harmonie, le crédit public, le commerce et tous les arts de la paix et du progrès. Je suis fermement convaincu que le monde civilisé tend vers le républicanisme, ou le gouvernement par les gens à travers leurs représentants choisis, et que notre propre grande République est destinée à être l’étoile directrice de tous les autres ».
Mais cette grande république, étoile directrice du monde, est alors pacifique et peu armée (Ulysse, reviens !) : « sous notre République, nous soutenons une armée inférieure à celle de toute puissance européenne et une marine inférieure à celle d’au moins cinq d’entre elles. Il ne pourrait y avoir aucune extension du territoire sur le continent qui nécessiterait une augmentation de cette force ; au contraire, une telle extension pourrait permettre de la diminuer ».
Le progrès et la technologie facilite l’expansion de cette « unification »
Après Grant voit l’unification du monde par la technique (Dostoïevski en parle très bien des « réseaux » et de l’Étoile absinthe, c’est dans l’Idiot) : « la théorie du gouvernement change avec le progrès général. Maintenant que le télégraphe est mis à disposition pour la communication de la pensée, avec le transit rapide par la vapeur, toutes les parties d’un continent sont rendues contiguës pour tous les buts du gouvernement, et la communication entre les limites extrêmes du pays a été plus facile que pour les treize États au début de notre existence nationale ».
C’est le moment de placer un extrait de mon Dostoïevski (1), lorsque ce dernier affronte exaspéré le messianisme matériel des occidentaux-américains :
« Pensons à Walt Whitman qui va écrire deux textes importants, un Salut au monde et un Passage en Inde. En 1869, les USA réuniront leur territoire par la voie ferrée. La même année les Français achèvent de percer et inaugurent le canal de Suez, cité une bonne demi-douzaine de fois dans le légendaire recueil Feuilles d’herbe. Mais notre Walt Whitman international n’oublie pas la Russie au passage : “I belong in Moscow, Cracow, Warsaw, or northward in Christiania or Stockholm, or in Siberian Irkutsk, or in some street in Iceland”… »
Le récit de Dostoïevski se situant dans un passage, nous pouvons citer ce… passage de Whitman sur la notion de passage. Il n’y a plus déjà ni d’orient ni d’occident. C’est le monde de tous les gars qui se donnent la main, et qui ne satisfait pas notre grincheux auteur.
« Passage to you!
Passage, immediate passage! the blood burns in my veins! »
Ce milieu du dix-neuvième siècle est fascinant aussi d’ésotérisme mondain et amateur de sociétés secrètes susceptibles d’être rattachées au vaste mouvement d’unification, d’homogénéisation et de coagulation de la planète. Mais personne ne va mieux que Marx exprimer cette fédération frénétique du monde. « La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l’Amérique. Le marché mondial a accéléré prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de communication ».
Je citais aussi le surprenant Gougenot des Mousseaux : « mais regardons l’horizon, et considérons trois signes éclatants qui nous frappent. Trois mots, trois choses ont le privilège d’occuper tous les esprits et d’absorber l’attention du temps présent : NATIONALITÉS, CONGRÈS, SUEZ ».
Gougenot conclue dans un bel élan sur la dimension messianique des temps présents, 1869 par conséquent : « ainsi se nomme, dans le langage du jour, le système d’où sortirait l’abolition de toutes frontières, de toutes patries, ou, si l’on veut, le remplacement de la patrie particulière de chaque peuple par une grande et universelle patrie qui serait celle de tous les hommes ».
L’ «humanité » de Grant, ou de nos institutions internationales actuelles
Revenons à Grant. Ce président humanitaire veut protéger le noir maltraité après l’abolition de l’esclavage : « les effets de la lutte civile tardive ont été de libérer l’esclave et de le rendre citoyen. Pourtant, il ne possède pas les droits civils que la citoyenneté doit porter avec elle. C’est mal, et devrait être corrigé. À cette correction, je me suis engagé, dans la mesure où l’influence de l’exécutif peut être utile ».
Moins pessimiste que Beaumont ou Tocqueville (2), Grant est débonnaire pour les Indiens : « … Et, par un cours humain, il faut amener les aborigènes du pays sous les influences bénignes de l’éducation et de la civilisation. C’est soit une guerre d’extermination, mais les guerres d’extermination, engagées par des personnes poursuivant le commerce et toutes les activités industrielles, coûtent cher même contre les personnes les plus faibles, et sont démoralisantes et méchantes. Notre supériorité en force et les avantages de la civilisation devrait nous rendre indulgent envers l’Indien. Le mal qui lui est infligé devrait être pris en compte et le solde placé sur son crédit. La vision morale de la question devrait être considérée et la question posée, l’Indien ne peut-il pas devenir un membre utile et productif de la société par un enseignement et un traitement adéquats ? Si l’effort est fait de bonne foi, nous serons meilleurs devant les nations civilisées de la terre et dans nos consciences pour l’avoir fait ».
C’est le langage de nos institutions internationales !
Et enfin, la prophétie ultime : une république mondiale et une langue !
« Plutôt, je crois que notre grand créateur prépare le monde, dans son bon temps, à devenir une nation, à parler une langue, et quand les armées et les armées ne seront plus nécessaires ».
(1) Second Inaugural Address of Ulysses S. Grant (04/03/1873)
(2) Dostoïevski et la modernité occidentale, Nicolas Bonnal
(3) Chroniques sur la fin de l’histoire, Nicolas Bonnal
“Quand les armées ne seront plus nécessaires…”
Vieux prétexte au rêve babélien , évoqué aussi par Julian Huxley, premier directeur général de l’UNESCO et grand humaniste lui aussi (rires):
” La morale de l’UNESCO est claire. La tâche qui lui incombe, de promouvoir la paix et la sécurité, ne pourra jamais être entièrement réalisée par les moyens qui lui sont assignés – l’éducation, la science et la culture. Elle doit envisager une certaine forme d’unité politique mondiale, que ce soit par le biais d’un gouvernement mondial unique ou autrement, comme le seul moyen certain d’éviter la guerre… Dans son programme éducatif, elle peut souligner la nécessité ultime d’une unité politique mondiale et familiariser tous les peuples avec les implications du transfert de la pleine souveraineté de nations séparées à une organisation mondiale.”
Julian a été toute sa vie un membre dévoué de la British Eugenics Society, dont il a été le secrétaire, puis le président…