La résilience russe face aux sanctions: le miracle du système des paiements (Partie 2/2), par Hélène Clément-Pitiot

Dans l’article précédent , nous avons examiné comment la Russie a réussi à maintenir sa stabilité financière malgré les pressions internationales, aujourd’hui nous parlerons du système des paiements comme clef de la résilience russe.

« Despite the challenges, the development of international settlements and the payment systems is the most important factor in economic growth ensuring the financial stability of the Russian Federation ». (Malgré les difficultés, le développement des règlements internationaux et des systèmes de paiement est le facteur le plus important de la croissance économique et de la stabilité financière de la Fédération de Russie)

Svetlana Pertseva dans « Russian payment system during the sanctions: challenges and opportunities » p. 1.

Le système des paiements comme clef de la résilience russe

Contrairement à tous les entendements, l’économie russe a résisté et même bien résisté, elle y a même trouvé un élan entrepreneurial nouveau qui se donne à voir. Cet exemple à lui seul met à mal plus de 30 ans de vision statique de l’économie, il devient de plus en plus envisageable de penser activement et ouvertement la dynamique économique. Et ce dans un moment où le discours sur la décroissance devait permettre de figer les rapports de force mondiaux dans les faits établis et les dominances acquises. S’agissait-il de préserver la nature quand en 3 jours, suite aux destructions de North Stream, le gaz s’est échappé dans l’atmosphère…sans trop d’émotion?

Pour beaucoup de pays, la surprise a entraîné une démystification. Le phénomène a été notable dans plusieurs pays africains. Le développement pouvait y être repensé … Toutes les économies laissées pour compte par le principe des faits établis, - établis souvent pour la rapine ordinaire des plus forts-, pouvait espérer. Le rebond brutal de l’engouement pour les BRICS doit se lire au regard de cet effet de surprise, riche en opportunités. Elles contrebalancent le discours d’immobilisme voire même de décroissance qui se réfère sans honte à des diktats de surpopulation. Les clubs des élites mondialistes comme le WEF et leur media nous en abreuvent si souvent. L’histoire aurait du être bien enseigné à ceux qui la connaissent que ce genre de discours eugénistes précèdent toujours de peu ceux de la haine et de l’exclusion. Ils sont l’antichambre de tous les totalitarismes . Notre époque semble ne pas faire exception en la matière.

Les spécialistes de l’économie russe, hors du cadre des « experts officiels » avaient depuis bien longtemps souligné les capacités de l’économie russe à réagir grâce aux substitutions aux importations, les fameux « import zamichenie » qui ont acquis en Russie le rang de slogan de ralliement et de patriotisme. E. Todd dans son ouvrage à succès « La défaite de l’occident [ 20 ] » nous montre qu’il a su dénicher ces travaux et que cette défaite n’a ainsi rien d’étrange [21 ] . Les capacités de réactivité de l’économie russe aux chocs avaient été mises en lumière dès la crise de 1998[ 22 ] comme un élément important du rebond de l’économie russe et des erreurs de prévisions fameuses du FMI. En 2014 suite aux premières sanctions occidentales qui se sont accompagnées de contre sanctions bien choisies, la dynamique des substitutions aux importations avait été encore soulignée comme un vecteur de résilience qui a été renforcé encore par l’adaptabilité logistique mise en place en Russie pour redessiner les réseaux d’importation et façonner de nouveaux partenariats. L’inflation qui aurait du découler des chocs des sanctions a été plus facilement maîtrisée ainsi [23 ] . On pouvait ainsi mesurer combien les capacités de re-positionnement logistique importaient. Plus tard avec toutes les ruptures d’approvisionnement, on a vu aussi combien elles avaient fait défaut pour les économies européennes dans la période de Covid. On comprend l’ampleur ainsi de la frustration européenne actuelle et le jusque boutisme nihiliste de sa gouvernance qui rend encore une fois en Europe de l’ubris sans limites des dirigeants qu’elle se donne.. C’est bien à force de ne pas regarder l’économie dans ses manifestations réelles que les experts occidentaux ont voulu se persuader que les difficultés qu’eux-mêmes rencontraient affectaient obligatoirement les autres pays. L’ubris et l’arrogance rendent les économistes comme les gouvernements aveugles et impuissants !

En Russie, des capacités dynamiques ont pu être mobilisées rapidement et donner des résultats non moins rapides. En 2022, la dynamique a été ainsi ré-amorcée, disons même, généralisée ; elle était de fait un prolongement des moyens mis en place depuis 2014 dans les esprits de la population. S’est installé par étape un processus naturel qui assure la viabilité d’un pays qui veut demeurer souverain économiquement dans le monde contemporain. L’agriculture avait été le premier domaine notable des succès. La Russie avait été propulsée de façon pérenne dès 2016 au premier rang des pays exportateurs de céréales. Bloomberg l’évoquait dans ses articles en rendant compte du « miracle agricole russe »… mais un tel miracle n’avait pas d’échos dans l’opinion qui devait prévaloir chez les conseillers « officiels » occidentaux. Grâce à la force de la persuasion, le discours convenu, celui qui doit avoir le dernier mot dans l’imaginaire européen s’est démarqué de ces réalités de terrain. La communication n’est-elle pas le vecteur clef pour faire exister une réalité qu’il est souhaitable d’imposer ou de transformer? Habermas étant le maître à penser de ce pouvoir du spectacle, il n’est pas étonnant que l’organisation européenne donne une large part à la communication comme instrument de sa gouvernance pour faire valoir la puissance qui s’impose à elle. A chaque fois, le réel tend péniblement de recadrer tandis que les dégâts économiques et sociaux peinent à se dissimuler.

Le système des paiements, booster des substitutions aux importations

Cependant, même en ayant une foi historique dans les substitutions aux importations, il suffisait de regarder la liste des produits qui a rapidement circulé en Russie, pour comprendre que tout n’allait pas être substituable rapidement. Il y avait des lignes rouges, en particulier en matière d’aéronautique. Pour établir de nouveaux canaux d’approvisionnement nécessaire le temps que les substitutions prennent effet, les accords de paiement allaient être déterminants pour soutenir le processus en œuvre et lui donner le temps nécessaire pour s’adapter.

L’occident avait parié sur un isolement radical de la Russie, l’exclusion du système des paiements occidental était l’instrument de cet isolement qui devait bloquer toutes possibilités de transactions et entraîner une panique générale des acteurs économiques. Certains pouvaient parier comme dans les années 90 au retour au troc, à l’explosion du marché noir des devises, à la généralisation de tous les trafics. Les plus anciens, ceux qui avaient connu la Russie des années 90 et qui regrettaient en même temps que leur jeunesse ce monde ou tout était permis pour un occidental qui découvrait « les atouts » de la société russe…ne demandaient que d’adhérer à ce délire hors sol en donnant crédit aux protagonistes mortifères. Ils se sont donné à voir, leur pessimisme trahissait leurs envies ; les masques sont tombés…cynisme et amateurisme économique étaient au rendez-vous. Leur inconfort actuel pourtant bien mérité fait peine à voir …

Ils observent médusés, comment la Russie accueille maintenant aussi les ouvriers de la dernière heure qui reviennent parce qu’« ils n’ont finalement qu’une patrie ». Les Russes aiment aussi à enjoliver les choses…c’est leur atout pour cultiver l’enthousiasme. Plus cyniquement, ces retours résultent aussi de simples calculs économiques rationnels et des difficultés à chercher fortune ailleurs dans un monde secoué par tant de chaos et de désespoirs…ce réel qui nous tire des rêves absurdes sur cet occident finalement si orwellien.

Une fois bien décrit le contexte, l’hypothèse s’impose que le point clef de la résilience, a été la rapidité de la mise en place et d’adaptation du système russe des paiements qui est rentré en vigueur suite aux sanctions occidentales . Il a été le garant à la fois de la confiance et de la poursuite des échanges . C’est à ce rendez- vous que la Russie était attendue…pour le pire ou le meilleur.

Dans notre analyse, ce rendez-vous, cette expérience en grandeur nature, est porteur d’un regard renouvelé sur le SP. Un regard légitimé non plus sur une architecture figée, mais sur la dynamique institutionne lle du système qui a su être mise en œuvre efficacement et surtout à temps. Dans cette mise en œuvre deux atouts sont en mesure de porter des fruits significatifs en matière de l’analyse des dynamiques économiques : d’une part le rôle/le pari sur l’innovation technique et organisationnelle qui a été fait suffisamment tôt en Russie et l’attention apportée sur les caractères de viabilité du processus de changement.

Les contraintes gages d’ innovations financières

La théorie économique dans l’économie monétaire et financière a donné depuis de nombreuses années une orientation sur le rôle des innovations dans l’environnement financier : les innovations sont un élément capital pour la compréhension des dynamiques de transitions financières.

Nous disposons pour analyser des évolutions dans le domaine monétaire et financier d’analyses théoriques approfondies qui ont permis d’appréhender les grandes transformations depuis les années 70 aux États-Unis et plus récemment dans les années 80 en Europe [ 24 ] . Fondamentalement deux types d’impulsions ont été mises en évidence : les incitations par la contrainte sous diverses formes, et les incitations publiques , directement reliées aux institutions étatiques souhaitant intervenir par modifier les comportements d’acteurs. Ces deux volets pouvant s’imbriquer comme il a pu être mis en évidence dans le cas du système financier français dans son évolution durant les années 80.

Face aux contraintes des sanctions aussi sévères que l’exclusion du SP global qui régissait l’ensemble des échanges mondialisés, des innovations majeures ont du émerger. Ne pas y songer était pour les protagonistes de ces ordonnances, une erreurs économique et financière majeure signe d’une ignorance basique des processus d’innovations financières. Étrange oubli dans ce monde qui place la globalisation financière au centre des préoccupations et des activités .

L’histoire s’est ainsi répétée, les sanctions contre la Russie ont imposé des contraintes financières qui ont donné lieu à des adaptations, des innovations et des améliorations. Cette dynamique a bénéficié de l’impulsion donnée par les acteurs publics dont le rôle a été bien reconnu dans la littérature en matière d’innovations financières, via les grandes banques publiques russes et les institutions régissant la place financière de Moscou . Ces acteurs avaient été alertés par les menaces d’exclusion de SWIFT qui avait été envisagée dès les premières manifestations de sanctions occidentales en 2014. Entre 2014 et 2022, ces instances ont pu anticiper, concevoir et mettre en place les capacités de réponses aux risques financiers futurs. La Russie s’armait financièrement et tissait aussi des liens qui seraient ensuite cruciaux avec des partenaires comme la Chine via le système chinois Union Pay. Pendant ce temps l’occident pensait gagner du temps en égarant la diplomatie par les accords de Minsk qu’il n’avait aucunement l’intention de faire respecter, du temps gagné pour entraîner et armer l’Ukraine aussi ; cette guerre par procuration qui devait aboutir à la destruction économique et territoriale de la Russie.

Symboliquement le cœur du système et ses supports digitaux (cartes de paiements) qui ont été mis en place au service de la population par les autorités russes, a pris le nom de « MIR », - en russe le mot à un sens collectif protecteur de par son origine historique [25] , il veut dire à la fois le « Monde », et la « Paix » . Vis-à-vis des acteurs et de la population, ce programme avait une portée pour la mémoire, tant les esprits russes sont marqués par les sacrifices russes de la Seconde Guerre mondiale. Dès 2014 tous savaient que tôt ou tard il faudrait se mobiliser pour que la Russie demeurer une économie souveraine avec ses peuples libres de pratiquer leur langue, leur culture et leur religion… Il n’était pas question d’envisager un retour aux chaos et aux pillages des années 90.

Bénéficiant du peu d’intérêt que portaient les experts occidentaux à tout travail de réflexion socio-économique mené en Russie, la prospection, la conception et la mise en forme de nouveaux outils en matière de système de règlement et de paiements ont pu avoir lieu tranquillement sans que ne soient alertés les observateurs « experts » trop occupés à n’afficher que des discussions sur les diverses « maladies » de l’économie russe et des pronostics sur l’effondrement de l’économie russe dont ils rêvaient et qui étaient pour eux des gages de gratifications matériels et statutaires.

La Russie a pu patiemment se doter du système qui allait se révélé capable de fournir rapidement une alternative au SP global quand le moment se présenterait [26 ] . Les instruments de notre temps, les réseaux informatique complexes, les capacités de l’intelligence artificielle ont été mobilisés avec efficacité.

Depuis mars 2022 les travaux des chercheurs russes [ 27 ] ont détaillé les processus et montré que l a digitalisation a été mobilisée à grande échelle pour développer des infrastructures des paiements capables d’assurer la fluidité des règlements, mais aussi l’accès à des fonctionnalités nouvelles pour les utilisateurs. En recomposant le système avec des outils de digitalisation des plus contemporains, l’efficacité et la sécurité des règlements ont pu être assurées. Ces transformations n’ont en aucun cas donné leu à de réduction de personnel ou de taille des agences bancaires…au contraire les nombres de guichets se sont multipliés pour assurer une disponibilité permanente aux besoins de la clientèle. Ce point est crucial dans l’approche socio- économique développée en Russie qui a joué un rôle vis-à-vis de la confiance des acteurs dans les moments clefs des sanctions… Ces transformations ont intégré l’idée que la digitalisation ne doit pas exclure des tranches de populations contrairement à ce qui se donne à voir dans nos économies prétendument « financièrement développées » .

Le public peut bénéficier en Russie d’une assistance active du personnel au sein des établissements bancaires. Très rapidement, les avantages en gain de temps, mais aussi en opportunités nouvelles facilitant à la fois la vie courante et la gestion des entreprises ont été appréciés tant par les ménages que par les entreprises russes (ex. Enregistrement et suivi des amendes de circulations…), assistance à la gestion active des personnes et des sociétés par des SMS réguliers …

Ces transformations traduisent une efficacité dans le processus au niveau de ses capacités à être amélioré et piloté pour répondre à des besoins que l’imagination sociale stimule. La popularité des paiements digitaux dans les transports, taxis, bus, métro, parking urbains, autoroutes, etc. Renvoient à une logistique d’ensemble simple et facile au service du public, qui ainsi acquiert de nouveaux réflexes.

Devons-nous qualifier ces processus de nouvelles formes de patriarcat, ou de maternage, digital cette fois ?

Peut-être signifie-t-il le retour à l’esprit de sécurité collective auquel le collectif adhère par confiance. Rien à voir, en tout état de choses, avec le vide sidéral auquel font face les utilisateurs bancaires souvent en France … On voit combien ce dépeuplement des guichets, l’impersonnalité bancaire contemporaine y suscite méfiance, car les difficultés pour les utilisateurs contrains sont de plus en plus évidentes. Point à s’étonner des appréhensions sociales vis-à-vis de l’accroissement de la numérisation du système. Dans ce contexte de méfiance (allant jusqu’au rejet total), la monnaie numérique tant vantée par les médias et agitée avec force par les institutions européennes, n’augure pas d’une confiance acquise. La confiance est pourtant si nécessaire au bon fonctionnement de tout système de paiement. Étudier la manière dont les procédés digitaux ont été introduits avec une pédagogie et une empathie profonde en Russie dans un climat pourtant pas si complexe (mémoire des captations d’épargne et ambiance de discrédit vis-à-vis de la Russie avec l’exclusion brutale de SWIF) serait d’un intérêt salvateur en Europe. On peut vraiment parler de « miracle digital » en Russie grâce aux sanctions, au même titre qu’en 2016 Bloomberg évoquait déjà le miracle agricole russe !

Dans les « analyses théoriques institutionnalistes à la Williamson », les améliorations dans la rapidité des transactions, mais aussi dans les diminutions de coûts sont des atouts institutionnels notables qui contribuent au bon fonctionnement de l’économie et sont des gages de croissance. Ces avantages ont été acquis en Russie, non seulement pour les transactions domestiques, mais aussi pour les règlements internationaux. L’expansion de règlements bilatéraux en devises locales est rendue possible par la flexibilité des infrastructures . Une diplomatie exemplaire, vecteur d’aura géopolitique, a aussi été à la hauteur des avancées techniques ; ainsi les accords de coopérations ont très rapidement assuré le développement des échanges et leur redéploiement géographique. Les résultats en la matière sont édifiants: E. Nabioullina en a résumé les grandes lignes « Le poids des monnaies nationales dans les échanges avec les BRICS est d’environ 85%, il y a deux ans, il était de 26% . » [ 28 ] .

Sur toute la période, il est important de souligner que les institutions chinoises ont coopéré avec les autorités russes dans l’exploration et la mise en place de plates-formes des paiements diversifiés. Sans être exclue elle-même de SWIFT, La Chine a développé un système alternatif, Union Pay comme plate-forme des échanges hors SWIFT en Yuan. Il va sans dire que les échanges d’expériences avec l’Iran qui a subi des sanctions financières depuis longtemps ont aussi été stimulés dans cette période.

L’adaptation russe a vite porté ses fruits, « comme le rapporte Teurtrie, dès 2014, la Banque Centrale Russe a mis sur pied le système de messagerie financière russe (SPFS). En avril 2015 était lancé le Système national des cartes de paiement (NSPK) [29 ] » ; ce système « garantit le fonctionnement des cartes délivrées par des banques russes sur le territoire national même en cas de sanctions occidentales. Dans le même temps, la Banque Centrale crée le système de paiement par carte « MIR » » [30 .

L’effet quantitatif est bien visible : ces transformations des systèmes de paiements gages d’ouverture et de diversifications des modes de règlements impactent quantitativement les capacités d’échange. L’ effet qualitatif est aussi important, la sécurité apportée aux nouveaux clients de la Russie renforce les aspirations de souveraineté de chacun. L’indépendance monétaire et financière devient un espoir réaliste pour un ensemble d’économies qui ont subi depuis tant d’années les diktats extérieurs en la matière [ 31 ] .

Comment tant de pays ont-ils pu percevoir ces opportunités [ 32 ] ouvertes grâce aux efforts de la Russie dans sa lutte contre les sanctions occidentales et en comparaison ne pas être atterrés de l’aveuglement occidental ? Les informations occidentales censées être édifiantes sur la Russie se trouvaient en total décalage avec ces réalités. Cette dissonance a accusé l’effet de perte de crédibilité. Il explique les aspirations monétaires au sein du groupe des BRICS, mais aussi plus généralement les processus de dédollarisation qui en émergent. Quand un tel niveau de confusions se donne à voir au monde entier, sans prudence et sans pudeur…la confiance est anéantie.

Pour accuser encore ce trait de l’inconscience occidentale, se surajoute à ces d’observations fonctionnelles, l’idée que les puissances occidentales ont capturé les avoirs russes et persévèrent à s’en montrer fières! Il en résulte un constat sans appel : tout pays manifestant une volonté de non-alignement avec l’occident pouvait subir ces « punitions » qu’aucun cadre juridique ne permet de justifier. On décèle comment le processus de la confiance est durablement mis en danger par l’accumulation de telles manœuvres. Le corollaire se donne à voir : une irréversible dédollarisation sinon rapide, assurément rampante de l’ordre mondial.

Dans ce panorama, les performances d’innovations du système des paiements russe permettent d’anticiper des capacités techniques et organisationnelles importantes qui pourront être mobilisées pour la refonte d’un système monétaire international alternatif à celui de l’hégémonie du dollar et de son substitut momentané, l’Euro.

Viabilité : une décision prise à temps…

S’ajoute à la capacité d’innovations de la technologie et de l’organisation des paiements, un gage d’efficacité dynamique. L’efficacité dynamique d’une institution telle qu’un nouveau système de paiements est aussi sa capacité à émerger au bon moment …sans retard. Le thème de la décision prise à temps et surtout pas, à contre temps même si elle se croit optimale. Dans l’exemple qui nous occupe, la mise en circulation des innovations de substitution à SWIFT au temps opportun a été cruciale pour éviter la panique du public ; les files d’attente dans les banques, les spéculations durables contre le rouble et toutes les calamités qui avaient été prévues en occident par les promoteurs des sanctions.

Ce moment opportun pour éviter la panique a été déterminant pour assurer la stabilité du système. Pour avoir vécu in situ la période, toute une infrastructure d’accueil et de communication pédagogique a aussi été mise en place. Assurément le mécanisme avait sinon été répété à l’avance au moins anticipée dans les moindres détails.

Déjà bien avant ce choc attendu, un agencement remarquable avait été sensible dans l’organisation des relations entre les clients et les banques. Le phénomène que j’observais alors m’étonna, car il prenait à revers toutes les tendances observées dans les relations banque-clients en France. Par exemple, à mesure que les relations bancaires digitalisées se mettaient en place en Russie, jamais le client ne s’est retrouvé isolé. L’extraordinaire multiplication des guichets d’accueil dans les agences bancaires avec du personnel en nombre et compétent m’avait surpris. Rapidement, chaque client a toujours quelqu’un à rencontrer dans les agences, des personnes qui l’assistent pour répondre à ses interrogations, naviguer dans les applications et en même temps lui proposer des services de consommation en ligne, ou des systèmes de bonus/fidélité bien appréciés. Habituée à des agences minimalistes, je m’interrogeais dès 2021 sur le bien-fondé de cette armée de guichetiers…quelle attention au public pour lui donner confiance ! Cette réalité a pris corps relativement brutalement : il y a

une dizaine d’années, on n’aurait pas pu l’anticiper. La transformation du rôle des agences bancaires a ainsi accompagné le développement de la technologie digitale qui allait rendre possible l’immunisation de la Russie aux sanctions financières occidentales. L’enjeu de confiance avait ainsi été perçu comme une nécessité vitale : il fallait passer une pédagogie active de proximité. Au moment clef, les clients pourraient ainsi écouter et croire les messages rassurants… ceux qui ont proposé (via les smartphones personnels) de venir tranquillement retirer leur carte « MIR » et de bénéficier d’avantages pour des placements en or ou en yuan attractifs. Le contact humain a joué un rôle majeur dans la maîtriser de l’incertitude au moment le plus opportun. Une fenêtre aussi a été ouverte pour transférer des comptes épargne du rouble au yuan assorti d’un taux intérêt attractif, mais aussi pour acquérir de l’or physique. Le rouble devenait ainsi convertible en une devise notable, celle du voisin Chinois, mais aussi en or ! Rares étaient à ce moment là, les monnaies qui pouvaient promettre autant d’avantages. De quoi rassurer la clientèle qui aurait envisagé dans un premier temps de transférer ses roubles en dollars ou en euros. Les clients russes se sont donc retrouvés avec le sentiment qu’ils bénéficiaient d’un système de paiement exclusif, tels des VIP, une sécurité nouvelle assortie de toute une panoplie d’avantages concrets au quotidien, dans la vie de tous les jours pour les achats, les virements, les transports et bien d’autres choses encore faisables en un clic. Et bien sûr la certitude que si quelque chose déraille ou ne fonctionne pas bien…il y a toujours de multiples guichets et des personnes avec des solutions pour fournir une assistance efficace. Voilà l’environnement imaginé pour faire face au choc des sanctions… un environnement financier viable, parce que convivial !

Éléments de conclusion

Comme l’ont souligné les premiers travaux dans le domaine, les paquets de sanctions géopolitiques qui ont été empilés depuis 2014 contre l’économie russe ont très paradoxalement influencé favorablement les dynamiques et les indicateurs majeurs du développement du système de règlement et des mécanismes de paiement [ 33 ] . Le système russe a trouvé très rapidement des capacités d’immunisation qui ont contribué à renforcer la résistance tout en assurant la confiance des acteurs économiques. L’exemple a maintenant une portée déstabilisatrice pour les protagonistes des sanctions. La théorie de l’isolement de la Russie a fait long feu parce que la dynamique des mécanismes en œuvre a été sous-estimée. Les progrès en matière de digitalisation se sont combinés pour ampliﬁer résilience et accroissement d’efﬁcacité. Les déterminants des évolutions que sont les contraintes imposées au système demeurent des vecteurs clefs des analyses. Des moyens de nature socio- économique pour stimuler la conﬁance et ainsi la résilience ont aussi pu être examinés .

Le succès du système des paiements en Russie face aux sanctions occidentales constitue une expérience riche en enseignement tant pour les pays des BRICS que pour les pays occidentaux.

La fin du monde de la fin de l’histoire

Habituellement, les innovations en matières monétaires étaient depuis quelques années à rechercher du côté du développement des crypto-monnaies. Ce développement rendait compte de la combinaison de deux phénomènes : d’une part, le domaine des possibles, les capacités technologiques, l’avènement d’innovations techniques qui rendaient possibles de nouveaux modes d’enregistrement et de règlement. D’autre part, la nécessité et la demande pour ces produits nouveaux témoignaient aussi de l’étroitesse du cadre des paiements préexistant dans un monde où la mondialisation n’avait à leur donner qu’une réponse partielle. Une réponse partielle, car sous contrainte de « l’exceptionnalisme » américain et de la supervision de la finance anglo-saxonne. L’essoufflement du système global se donnait à voir avec ces handicaps irréconciliables tandis qu’était renforcé le désir d’individus et de pays pour retrouver la maîtrise de leur devenir financier.

Dans ce cadre, les succès financiers russes face aux sanctions ont eu un écho amplifié ; il a posé les fondements monétaires du monde multipolaire, ce monde qui se construit avec les BRICS.

La machine sans l’humain, échec et mat!

Porter un regard curieux sur les éléments de résilience du système des paiements est une opportunité dont on ne saurait négliger l’importance, surtout à l’heure où les occidentaux s’interrogent sur l’introduction d’instruments digitaux généralisés, -tels des monnaies numériques, que les cabinets de conseils planchent dessus, que la coercition menace et fait peur. La crainte et le manque de confiance y sont manifestes parce que, dans l’environnement tel que nous le connaissons, ses délais de traitement informatiques, ses approximations de réponses, ses vides en matière d’interlocuteurs font craindre à chacun le pire…encore plus pour demain. La digitalisation forcée ne peut pas avoir bonne presse dans un tel contexte, aussi négligeant du bien-être des utilisateurs.

En considérant l’expérience russe, sera-t-on capable de comprendre que le problème qui va assurément se poser en Europe est lié au fait que les institutions monétaires et financières ne se donnent pas les moyens de respecter les usagers. La logique de réduction des coûts l’emporte sur la préservation de la confiance. L’expérience russe nous montre combien ce choix est une erreur et un gaspillage dangereux. Elle montre que seules la confiance et la prise en compte de besoins réels liés à la vie des

gens seront un gage de stabilité. L’économie fait de belles choses…avec les gens, pas derrière leur dos. Je doute que nos experts du conseil, qui ont habitué nos gouvernants à l’usage strict du bâton, - menace, amende, punition ou toutes autres sanctions que les européens côtoient quotidiennement, soient capables de comprendre le rôle de l’humain pour faire accepter les progrès de la machine. L’assurance de la bienveillance et de la parole donnée sont déterminantes pour un bon fonctionnement des systèmes de paiements [ 34 ] , la confiance s’en nourrit. Il est important de revenir à ces fondements monétaires pour ne pas laisser l’ignorance et l’arrogance des communicants l’emporter sur le savoir économique.

20 cf. E. Todd (2023) La défaite de l’occident, Collection NRF, Gallimard.

21 Comment ne pas faire allusion à la fois au roman, La Chute de Paris publié en 1942 par I. Erhenbourg et à l’essai, L’étrange défaite de Marc Bloch, ce dernier auteur comme le Grand Père de E. Todd, Paul Nizan, a payé de sa vie d’avoir pensé plus vite que ses contemporains… On comprend que E. Todd se soit impliqué personnellement pour

mobiliser les esprits de son temps sur les mêmes maux/mots promus par les mêmes « chiens de gardes », aussi pour l’honneur, la mémoire et surtout pour éviter une nouvelle guerre mondiale.

22 J. Sapir (1998), Le krack russe, La Découverte,

H. Clément-Pitiot (2011) «L’insoutenable légèreté de la globalisation financière», Revue de Défense Nationale , décembre 2011, pp. 33-42,

H Clément-Pitiot (2017) , Le « ﬂ op » des experts chantres de la débâcle économique

Russe ! L ’ ONU passe à l ’ explication de texte dans le Blog les Crises 2/11/2017 https:// www.les-crises.fr/le-ﬂop-des-experts-chantres-de-la-debacle-economique-russe-lonu- passe-a-lexplication-de-texte-par-helene-clement-pitiot/

23 H. Clément-Pitiot et Dimitri Kouvalin (2017) Sanctions, une chance pour la Russie,

(CАНКЦИИ - ШАНС ДЛЯ РОССИИ), Université Fédérale du Sud de la Russie monographie de 2017, p. 134

24 Boissieu, Ch. de, «Innovations ﬁnancières, Politique monétaire et Financement des

déﬁcits publics», dans Fair, A. et Juvigny, F. de (édit.), Government

Policies and the Working of Financial Systems in Industrialized Countries, Martinus Nijhoﬀ , 1984.

Desai, M. et Low, W., «Financial Innovations: Who Innovates and Why?

Measuring the Opportunity for Product Innovation», présenté au Colloque International sur les Origines et la Diffusion de l'Innovation Financière, Florence, octobre 1985 (déjà ci

25 Les mirs assuraient la gouvernance dans la plupart des villages bien avant la Révolution.

26 Certains observateurs en Russie s’interrogent sur l’absence de réponse pendant huit longues années durant lesquelles les accords de Minsk ont été bafoué et tandis que la population du Donbass subissait les bombardements quotidiens de l’armée ukrainienne.

Comment la Russie pouvait accepter ce cynisme et ces civils russes morts qui s’accumulaient dans l’indiﬀérence occidentale. La réponse est largement à mon sens, économique, l’économie russe devait se doter des instruments les plus eﬃcaces de sa résilience. Ceux-ci n’étaient pas encore complètement opérationnels. Mais la guerre qu’il devait y avoir, Occidentaux et Russes le savaient, allait être avant tout économique.

27

28 E. Nabioullina soulignait aussi que la part des BRICS dans le commerce extérieur russe est de 40% en 2023 contre 30% en 2022 et un peu moins de 20% en 2021. ITW pour

Spoutnik 29 janv. 2024 ***

29 E. Todd (2023) op. cit p. 29

30 D. Teurtrie (2021) , Russie, le retour de la Puissance, Dunod, pp. 94-95

31 En Afrique, un destin funeste pour le Franc CFA est déjà en germe.

32 Les candidatures pour rejoindre le groupe des BRICS sont en constante augmentation….34 à ce jour !

33 (S. Pertseva (2022), p. 3)

34 Comme en matière d’ ingénierie hypersonique, cette intelligence du quotidien semble bien loin de nos spécialistes des sciences cognitives experts pour manipuler la peur et la menace.

https://www.youtube.com/watch?v=F0YJzk_MrWw

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