Comment la Turquie espère rejoindre les BRICS – par Umur Tugay Yücel

Hakan Fidan, qui a dirigé pendant de nombreuses années les services de renseignement turcs, est devenu ministre des Affaires étrangères de la Turquie il y a un an. Il s'est retrouvé aussitôt au centre de l'attention mondiale puisque son premier objectif est d'obtenir que la Turquie rejoigne les BRICS.

Cet article est initialement paru sur le site harici.com.tr , il n’engage pas la ligne éditoriale du Courrier.

Le ministre turc des affaires étrangères, tenu pour un homme discret de par ses fonctions antérieures, a fait récemment parlé de lui de manière fracassante. La raison en est la visite importante de Fidan en Chine et en Russie, ainsi que sa participation à la réunion des BRICS. À la suite de ces visites, de nombreuses questions ont été soulevées en Turquie et dans le monde entier.

Un tournant stratégique en Chine

Tout d’abord, si nous considérons la visite en Chine, le ministre Fidan a tenu des réunions cruciales. Il a rencontré Chen Wenqing, membre du Politburo du Comité central du Parti communiste chinois (PCC) et président de la Commission des affaires politiques et juridiques du PCC, et a prononcé un discours intitulé « Les relations turco-chinoises dans un ordre mondial en mutation » dans un important groupe de réflexion. Le ministre Fidan a ensuite rencontré le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, et a clairement présenté les points de vue de la Turquie lors de la conférence de presse :

Principe de la Chine unique

Soutien à la lutte de la Chine contre le terrorisme

Coopération économique et culturelle de haut niveau

Soutien total à l'intégrité territoriale et à la souveraineté politique de la Chine

Opposition à l'encerclement de la Chine

Soutien total à l'initiative "la Ceinture et la Route"

Acceptation pacifique par l'Occident des puissances montantes et de la nouvelle concurrence

Position commune sur Gaza et l'Ukraine

Impact des visites en Chine et interactions avec les Ouïghours

À la suite de ces messages, le ministre Fidan s’est rendu dans les villes chinoises de Kashgar et d’Urumqi, centres importants du monde turc et de la civilisation musulmane. Cette visite, la première à un si haut niveau d’un ancien chef des services de renseignement depuis 12 ans, a provoqué un émoi en Turquie et dans le monde entier. Le fait que Fidan ait parlé et interagi avec de nombreux Ouïghours lors de sa visite a surpris; pour dire le moins, nos partenaires occidentaux et de nombreux Turcs. Le tableau dressé par le ministre turc des Affaires étrangères ne correspond pas en effet à l'image que donne habituellement l'Occident sur le sort réservé aux Ouïghours? Provocation que la prise à témoin du dynamisme culturel et de la prospérité de ces villes? Les enfants d’Urumqi et de Kashgar riant et utilisant des noms turcs sont heureux lorsqu’on pense à ce qui se passe à Gaza.

La visite en Russie et la participation aux BRICS

Alors que l’impact de la visite surprise du ministre Fidan en Chine était encore discuté, sa visite en Russie a également fait l’objet de débats. Le ministre Fidan s'est rendu en Russie pour assister à la réunion des ministres des Affaires étrangères des BRICS+. Deux ou trois jours avant la visite de Hakan Fidan, le ministre turc de l'Énergie et des Ressources naturelles, Alparslan Bayraktar, a assisté au Forum économique international de Saint-Pétersbourg, où il a rencontré le patron de Gazprom et le ministre russe des Ressources naturelles et de l'Environnement.

Le ministre Fidan, quant à lui, a eu d’importantes réunions avec le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, le secrétaire du Conseil de sécurité russe, Sergei Shoigu, et le chef du Service de renseignement extérieur russe, Sergei Narishkyn. Cependant, c’est la réception du ministre Fidan par le président russe Vladimir Poutine qui a attiré l’attention du monde.

En effet, ce sont deux anciens agents du renseignement de leurs pays respectifs qui se sont assis à la même table et ont attiré l'attention de la presse mondiale. Les principaux axes des négociations turco-russes étaient :

Augmenter le commerce entre les deux pays à 100 milliards de dollars

Nouveaux investissements et projets communs

Coopération énergétique et militaire

Situation en Azerbaïdjan et en Arménie

les cas de la Syrie et la Libye

Position commune sur Gaza

Crise en Ukraine

Relations avec les Turcs meskhètes en Russie

Tout comme le ministre Fidan n’a pas oublié les Turcs ouïghours en Chine, il n’a pas oublié les Turcs meskhètes en Russie. Le ministre Fidan, qui a reçu les Turcs meskhètes, a également rencontré des hommes d'affaires turco-russes. Outre ces réunions, la Turquie a également accordé une attention particulière à la Tchétchénie et aux Tchétchènes.

Le dernier maillon de la chaîne des événements du ministre Fidan a été la réunion des BRICS. La Turquie a participé au format élargi de la réunion des ministres des Affaires étrangères des BRICS+ tenue en Russie. Cette réunion a vu la participation de plus de 20 pays. Le ministre Fidan y a prononcé un discours, réitérant que les BRICS représentaient une alternative importante et que la Turquie souhaitait y participer. Il a souligné l'importance de la coopération avec les BRICS et la diversité au sein du groupe comme un outil crucial pour accroître le développement et la stabilité.

Pendant cette réunion, le ministre Fidan a eu des rencontres intéressantes avec Cuba et la Biélorussie, pays sanctionnés et considérés comme ennemis par les États-Unis et les pays occidentaux. De plus, alors que l’État hébreu était condamné dans la déclaration finale de la réunion des ministres des Affaires étrangères des BRICS, l’adhésion à part entière de la Palestine aux Nations unies était soutenue par tous les pays, y compris l’Inde.

L’évolution de la vision stratégique turque

La participation de la Turquie à la réunion des ministres des Affaires étrangères des BRICS, sous l’égide de Hakan Fidan, a révélé l’évolution de la vision stratégique des décideurs turcs. Les expériences de la Turquie en Ukraine et à Gaza leur ont appris que le système de civilisation occidental basé aux États-Unis ne fonctionne plus. De plus, l’inclusion dans les BRICS de puissances régionales du Moyen-Orient telles que l’Égypte, l’Iran, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, avec lesquelles la Turquie est en concurrence, a créé une situation nécessitant une attention particulière.

Aujourd’hui, la Russie construit la première centrale nucléaire de la Turquie, la Chine construit des ponts et des chemins de fer en Turquie, le Brésil nous vend la première plate-forme de production de pétrole flottante dont la Turquie a besoin, et l’Afrique du Sud engage un procès contre Israël, dans lequel la Turquie est impliquée. Il existe désormais une communauté de pays BRICS avec lesquels la Turquie approfondit et renforce ses relations dans tous les domaines. Les pays BRICS fournissent les technologies de pointe et les énormes projets d’infrastructure que nos alliés euro-américains n’ont pas fournis depuis des années. En outre, le fait qu’un pays de l’OTAN, membre de l’OCDE et en attente d’adhésion à l’UE soit présent à la réunion des BRICS a eu un impact considérable non seulement en Turquie mais aussi dans le monde.

Vers un nouvel axe stratégique pour la Turquie

Aujourd’hui, il est clair que lire ces événements comme un changement d’axe de la Turquie ne comprend pas l’esprit de l’époque et ne permet pas de lire l’avenir. La Turquie construit son propre axe avec ces mouvements. Il serait impossible pour la Turquie, qui maintient ses relations avec l’Occident dans ce processus de construction, de ne pas prendre en compte de nouveaux centres de pouvoir et de civilisation. Après tout, la République de Turquie est un pays central et un État de civilisation. Si nous prenons en compte l'Organisation des États turcs, nous pouvons mieux comprendre l’axe turc que la Turquie veut construire. Les dirigeants turcs ne limitent pas la Turquie aux définitions géographiques. En fait, des concepts tels que l’Ouest, l’Est, le Nord ou le Sud sont insuffisants pour le système mondial d’aujourd’hui. Présenter le monde en termes de pôles ou de blocs est une description dépassée et insipide.

Le voyage de Hakan Fidan en Chine, sa visite en Russie et sa participation à la réunion des BRICS ont montré au monde entier, et particulièrement à nos amis occidentaux, la position de la Turquie sur la montée en puissance de la Chine, le partenariat avec la Russie et l'avenir des BRICS. En fait, pour la Turquie, la Chine et la Russie ne sont pas perçues comme des ennemis ou des menaces, et les BRICS ne sont ni anti-occidentaux ni hostiles.

Cette situation n'a pas embrouillé la politique étrangère turque, au contraire, elle a éclairé ceux qui étaient confus. Il a également été compris que les déplacements et la participation de la Turquie ne constituaient pas uniquement un message adressé à l'Occident. La principale raison en est que les négociations ne se limitaient pas au commerce et aux investissements. Les discussions approfondies, en particulier sur les questions de sécurité, militaires et de renseignement, suggèrent autre chose.

L'invitation du président Recep Tayyip Erdoğan au dirigeant chinois Xi Jinping à visiter la Turquie, la réception du ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan par le président russe Vladimir Poutine, et les réunions de Hakan Fidan avec les élites de la sécurité, militaires et du renseignement chinois et russe fournissent également des réponses.

Tandis que le ministre Fidan parlait à la réunion des BRICS, le président de la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (créée à l'initiative de la Chine) était reçu par le président Erdoğan et de nouveaux accords ont été signés. De plus, la visite du ministre des Affaires étrangères brésilien en Turquie après la réunion des BRICS et son accueil par le président Recep Tayyip Erdoğan étaient d'une grande importance. Après cette rencontre, les médias brésiliens ont annoncé que le président brésilien Lula visiterait la Turquie.

L'importance croissante des BRICS pour la Turquie

Dans la feuille de route de la politique étrangère turque élaborée par Hakan Fidan, il faut voir que l'importance des BRICS et de leurs membres continuera de croître. La flexibilité économique et les alternatives offertes par les BRICS augmenteront l'autonomie stratégique de la politique étrangère turque. Une Turquie multilatérale et multifacette pourra agir plus facilement. Cela aidera Ankara à devenir un centre de pouvoir régional et mondial plus efficace et visible. Les déclarations de notre ministre des Affaires étrangères en Chine, en Russie et lors de la réunion des BRICS montrent que nous sommes déterminés dans ce processus. Bien sûr, il y a eu un avertissement immédiat de nos alliés américains. S'adressant à Reuters, l'ambassadeur américain à Ankara a exprimé l'espoir que la Turquie ne devienne pas membre des BRICS. Cela nous a clairement montré que Hakan Fidan était au bon endroit au bon moment.

De toute évidence, la Turquie est en train de construire une politique étrangère turque sur son propre axe, n'étant plus un suiveur mais un leader dans le système mondial émergent multicentrique, multicivilisationnel et démocratique. Ce processus comporte de nombreux aspects économiques, commerciaux, politiques, culturels, scientifiques, diplomatiques et militaires. Bien sûr, de nombreuses difficultés nous attendent dans ce processus. Cependant, il est nécessaire de voir que notre ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan a inauguré une nouvelle méthode et une nouvelle voie pour un ordre mondial juste. Cette méthode et cette voie représentent la vision de l'axe turc centré sur Ankara.

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