Les récentes inondations qui ont submergé un tiers du Pakistan, particulièrement le Sind, affectant 33 millions de personnes, sont l’occasion de méditer sur l’existence de cet Etat artificiellement créé par la partition des Indes en 1947.
On sait que, par-delà la figure morale de Gandhi, l’indépendantisme dans l’Empire britannique des Indes avait été conduit par deux principaux leaders : Nehru pour la communauté hindoue, majoritaire, et Jinnah pour la communauté musulmane, minoritaire[1].
Dans un précédent article consacré à la politique intérieure de l’Union indienne contemporaine, nous avons rappelé comment l’islam avait envahi les Indes avec une violence incomparable. Mais tant que les deux partis indépendantistes, hindou et musulman, avaient un même adversaire : la présence britannique, les dissensions ne furent pas trop importantes. En 1940 cependant, au grand désespoir de Gandhi, la Ligue musulmane vota une résolution en faveur d’une partition du pays entre hindous et musulmans. Cette partition se réalisa au moment de l’indépendance en 1947, provoquant des échanges de populations et des tensions inter-ethniques qui provoquèrent environ un million de morts.
Des populations de culture indienne et de religion musulmane
Passons rapidement sur la solution boiteuse ayant consisté alors à créer deux Pakistans, un occidental et un oriental – lequel obtiendra à son tour sa propre sécession en 1971 pour se renommer Bengladesh – et concentrons-nous sur le Pakistan d’aujourd’hui.
Il est évident que les populations qui y vivent sont de culture indienne, la seule différence résidant dans le fait qu’elles sont musulmanes. Mais il s’agit d’une mosaïque de plusieurs peuples, essentiellement les Pachtounes[2], les Pendjabis et les Sindhis (eux-mêmes affectés par une forte immigration de Mohadjirs parlant l’ourdou), auxquels il faudrait ajouter les 25 millions de Siraikis, les 6 millions de Baloutches, et d’autres minorités linguistiques.
Autant dire qu’il n’y a pas de nation pakistanaise : le pays lui-même est un néologisme forgé en 1947, il est le « pays des purs » en langue ourdou ; d’autres y voient l’adjonction des premières lettres désignant les principaux peuples qui y résident : Pendjabis, Afghans pachtounes, Kashmiris, Sindhis de l’Indus, et la fin du nom Baloutchistan… Le seul ciment de cette mosaïque est donc l’islam, ce qui peut aujourd’hui faire oublier qu’en 1947, les Sindhis auraient pourtant préféré obtenir leur indépendance de l’Empire britannique sans devoir rejoindre ni l’Union indienne ni ce « Pakistan ».
Un pays unifié par son hostilité à l’Inde
Mais le pays a vécu tant bien que mal depuis 1947, affrontant à plusieurs reprises la nation-sœur indienne qui lui conteste le Cachemire, à chaque fois vaincu militairement par elle, jusqu’à ce qu’il parvienne à se procurer le secret de la bombe atomique[3], ce qui en fait la seule puissance musulmane à posséder cette arme hautement dissuasive : de quoi faire rêver la république chiite de l’Iran voisin…
Cet outil dissuasif lui est évidemment précieux, mais au profit de quelle politique ? Beaucoup de fanatiques musulmans dans le monde l’appellent « la bombe islamique », comme si elle devait servir d’abord les desseins non pas d’un peuple, mais d’une religion par nature belliqueuse, plutôt que, tout simplement, la souveraineté d’une nation. Cela en dit long sur la perception que le monde musulman lui-même a de ce pays sans passé, sans autre histoire que les quelques décennies qui nous séparent de 1947.
Quant à sa politique intérieure, elle n’a jamais vraiment atteint son équilibre. Sur les 29 premiers ministres qu’il a connus, aucun n’a terminé son mandat. Pour acheter leur tranquillité, tous les gouvernements ont eu recours à des emprunts obtenus auprès de l’étranger, aujourd’hui principalement la Chine. Mais la particularité des prêts chinois (4,5 milliards d’euro) est de courir sur 15 ans à un taux très élevé, environ 6%, tandis que ceux contractés auprès du FMI ou de la Banque mondiale s’étalent sur 30 ans et vont de 1 à 3%. Qui plus est, ce sont des entreprises chinoises qui conduisent les projets d’équipements, lesquels équipements sont ensuite contrôlés par la Chine… Un procédé que l’on retrouve ailleurs, en Tanzanie, à Ceylan etc. : les pays en question, se trouvant rapidement dans l’incapacité d’honorer leur dette, cèdent à bail emphytéotique des équipements, des ports, ou des terres, un peu comme, jadis, les Nouveaux Territoires cédés par la Chine à la Grande-Bretagne en 1899 pour agrandir Hong-Kong. Au besoin, le créancier n’hésite pas à se rappeler au bon souvenir du débiteur quand cela est nécessaire : cet été, en pleine chaleur, les centrales électriques, dispensatrice d’air conditionné ou ventilé, ont été éteintes par la maintenance chinoise au motif que le Pakistan ne payait plus ses dettes.
Monnaie en chute libre
La monnaie locale, la roupie pakistanaise, est en chute libre, à 0,0042 euros au 16 septembre ; l’inflation est de 25%, et il faut d’attendre à ce que la crise ukrainienne aggrave la situation, car elle fait monter le coût des importations de pétrole et de céréales. Le Gouvernement a encore aggravé sa dette, montée à 600 millions de dollars par mois, pour subventionner l’essence à la pompe, mais ses réserves pour financer les importations seront épuisées en novembre. Le télétravail est privilégié, quand cela est possible, pour éviter la dépense des transports publics[4], et même la consommation de thé est limitée pour soulager, là encore, le coût de son importation.
Naturellement, beaucoup d’autres pays dans le monde sont ou se trouveront bientôt plongés dans une situation comparable, compte tenu des conséquences prévisibles de la crise économique actuelle, provoquée par l’addition de deux facteurs : la lente réorganisation de l’économie mondiale après la pandémie chinoise, et surtout la guerre en Ukraine. Mais pour faire face aux défis actuels, le Pakistan ne peut compter sur aucune cohésion nationale, seulement la possibilité de vivre en commun un fanatisme religieux proposé par les écoles coraniques du pays. Or, cet expédient cache deux choses : une faiblesse intrinsèque et une réalité externe, celle des Talibans.
Tout d’abord, l’histoire de l’islam montre que, depuis son apparition brutale au VIIe siècle, il s’est toujours déployé de manière ondulatoire, alternant des phases d’accalmie et de recrudescence : pensons aux Almoravides, aux Fatimides, aux Almohades, tous animés par une instrumentalisation politique de leur religion, de la même manière qu’aujourd’hui le Wahhabisme en Arabie saoudite, et, plus importants encore, les Frères musulmans qui, bien que sunnites, ont su inspirer jusqu’à la révolution chiite d’Iran[5]. Mais si le mouvement ondulatoire se confirme dans l’avenir, alors le monde connaîtra une nouvelle accalmie et, comme la marée qui, en se retirant, découvre les rochers jusqu’alors submergés, l’islam ne sera plus en mesure d’assurer la cohésion de cet Etat pakistanais inventé pour de simples raisons religieuses. Observons au passage que cette réalité n’est pas propre à l’islam : la Belgique qui s’est séparée de la Hollande en 1830 avait pour seul ciment interne la religion catholique opposée au calvinisme des Hollandais, et l’on imaginait alors que, selon un scénario qu’a théorisé plus tard Ernest Renan[6], leur communauté de foi suffirait à faire oublier l’existence sur le territoire du nouveau royaume, non pas d’une population, mais de deux, les Flamands néerlandophones et les Wallons francophones. Aujourd’hui que le catholicisme est en crise, ne restent plus que ces deux nationalités dont l’une, la flamande, est franchement hostile à l’autre.
Le conflit latent avec l’Afghanistan
Mais restons-en au Pakistan. La deuxième chose que cache son unité purement religieuse est son conflit latent avec l’Afghanistan. Le 14 septembre dernier ont encore eu lieu des échanges de tirs à la frontière, comme la fois dernière en avril. On sait qu’en 1893, l’Afghanistan s’est vu annexer des territoires par l’Empire britannique des Indes, qui ne les lui a jamais rendus[7], de sorte qu’aux yeux des Afghans de 1947, la fameuse partition entre hindous et musulmans s’est réalisée en oubliant complètement que les Pachtounes à l’est du nouveau pays inventé par Jinnah n’étaient pas des Indiens, mais des Afghans annexés. Pour mieux le comprendre, imaginons qu’avant 1914, une partition de l’Allemagne se fût produite, incluant l’Alsace dans une Allemagne rhénane, passant par pertes et profit la revendication française datant de 1871 : c’est exactement la même chose qui oppose l’Afghanistan au Pakistan, et il n’existe aucune raison de croire que l’irrédentisme pachtoune prendra fin. D’ailleurs, cette population pachtoune, non seulement située à cheval sur les deux frontières mais travaillée par le talibanisme, expose constamment le Pakistan au risque d’être impliqué dans les querelles pouvant opposer son turbulent voisin à d’autres puissances.
Ainsi, aux deux extrémités de son territoire, de l’ouest pachtoune au sud-est sindhi, le Pakistan héberge des musulmans à l’intérieur de frontières abusives : il n’est pas interdit de penser qu’un jour ou l’autre, la communauté de foi ne suffira plus à assurer son intégrité.
[1] Jinnah quitta le Congrès National Indien en 1920, la Ligue musulmane se chargea de promouvoir l’indépendantisme du côté musulman.
[2] Arrachés à l’Afghanistan par l’Angleterre en 1893 (lire notre article sur l’Union indienne)
[3] Grâce à l’ingénieur Abdul Kader Khan, qui aux Pays-Bas s’est livré à des activités d’espionnage industriel.
[4] A cet égard, le confinement dû à la grippe chinoise avait profité à l’économie en entraînant une pause dans l’importation de pétrole.
[5] L’iranien chiite Safavi (1924-1956), précurseur de Khomeiny, s’est inspiré du prédicateur égyptien sunnite Qutb (1906-1966), disciple d’Hassan el Banna, fondateur des Frères musulmans
[6] Dans sa conférence intitulée « Qu’est-ce qu’une nation » prononcée en Sorbonne en 1882 : sa thèse était qu’une nation ne procède pas d’une communauté ethnique mais d’une volonté de vivre ensemble, elle visait l’annexion allemande de l’Alsace-Lorraine.
[7] C’est la fameuse « ligne Durand » qui a fixé la nouvelle frontière.
Vous vous trompez lorsque vous dites que la religion islamique est “par nature belliciste”. Cette religion dans sa vraie tradition mystique, comme toutes les autres, est une magnifique description des forces qui animent l’homme et l’univers. Les soufis, par exemple, représentent cela. Les combats politiques, les récupérations, les lectures littérales et infantiles des textes servent de bas desseins et de bas instincts dans toutes les religions. Faut-il rappeler le passé de la religion chrétienne? L’homme enfermé dans son égo est par nature belliciste, oui, sans aucun doute. L’islam, instrumentalisé par des courants politiques belliqueux, fait en ce moment beaucoup de bruit. Mais cela ne dit rien de son essence.