Même si la guerre fait naturellement partie du comportement d’un État, il est dans son intérêt de tenter de l’éviter.La guerre en Ukraine a rappelé à la réalité de nombreux analystes occidentaux. Il s’agit de comprendre comment les atouts économiques, politiques et militaires de la Russie ont été complètement sous-estimés.
Mais le dilemme de l’Occident dans sa politique envers la Russie peut aussi s’expliquer plus généralement par une approche erronée du concept même de guerre. Pendant des décennies, les élites politiques et militaires occidentales ont considéré, à tort, que la guerre avait disparu – du moins sur leur continent –, mais en même temps, elles ont perdu,curieusement,tout respect pour la guerre et pour ses conséquences tragiques.
Il devrait être évident que l’approche exactement opposée est nécessaire : à savoir, accepter que la guerre est un instrument naturel pour un État, mais qu’il faut s’en servir avec le plus de parcimonie possible. De plus, il est fondamental de toujours maintenir un profond respect pour la guerre et ses conséquences, non pas pour des raisons altruistes(même cela est louable), mais par intérêt propre.
Se souvenir de Clausewitz
Une telle approche signifie un retour au réalisme du classique « De la guerre » de Carl von Clausewitz. Le théoricien militaire prussien a écrit « La guerre n’est rien d’autre qu’une continuation de la politique avec l’adjonction d’autres moyens ».
Bien que cette observation puisse paraître étrange, voire choquante, aux oreilles occidentales modernes, c’est le rôle que la guerre a principalement joué dans l’Histoire.
Clausewitz servit dans l’armée russe pendant la guerre napoléonienne de 1812 et son influence en Russie se fait encore sentir aujourd’hui. En effet, l’approche de la Russie dans la guerre en Ukraine porte l’ empreinte de Clausewitz dans le sens où elle considère l’action militaire comme un instrument politique, au même titre que d’autres instruments, tels que les instruments diplomatiques et économiques.
Cela explique pourquoi la Russie a été mal comprise dans les cercles politiques et intellectuels occidentaux tout au long de la crise ukrainienne. Depuis la fin de la guerre froide, les élites occidentales ont fini par assimiler la guerre à la doctrine militaire particulière des États-Unis, pour laquelle, contrairement à Clausewitz, la guerre ne commence que là où la politique s’arrête, ou pire encore : lorsque la guerre d’agression est le moyen privilégié pour atteindre des objectifs géopolitiques et commerciaux, souvent à l’exclusion de toute diplomatie de bonne foi (on pense au rôle des parties occidentales dans les négociations de Rambouillet en 1998 entre l’OTAN et la Serbie, ainsi qu’aux « accords » de Minsk ).
Les guerres menées par Washington au Moyen-Orient sont un exemple typique de ce comportement. Les conséquences de ces guerres ont bien sûr été désastreuses pour les États et sociétés victimes, mais elles ont également été négatives pour les États-Unis, en termes de militarisation accrue de la société américaine et l’ explosion de sa dette fédérale. Les objectifs officiels de ces guerres, comme « répandre la démocratie », n’ont jamais été réellement atteints. Ceci n’est pas surprenant, car ces efforts ont été timides,au mieux. Au contraire, le complexe militaro-industriel a profité massivement de ces guerres, ce qui suggère fortement que les véritables objectifs du gouvernement américain ne sont pas ceux qu’il a officiellement proclamés.
Éviter la guerre
Pour Clausewitz, qui écrivait à une époque où le capitalisme de connivence n’existait pratiquement pas, il y a un intérêt fondamental à éviter la guerre, car elle nuit à toutes les parties directement impliquées. Même le vainqueur, si on peut en définir un, doit en supporter les coûts. Ainsi, la guerre devrait toujours être le dernier recours utilisé par les États lorsqu’ils tentent d’atteindre des objectifs politiques, non seulement en raison des pertes humaines et de la destruction de biens qu’elle entraîne (ce qu’un État moral devrait empêcher), mais aussi en raison de l’incertitude que la guerre représente pour toutes les parties impliquées. Comme le dit le vieil adage, il est facile de déclencher une guerre, mais difficile de la terminer.
Lorsqu’une guerre éclate, elle est souvent le résultat d’une erreur de jugement d’un camp quant à ses propres capacités et intentions par rapport à celles de son adversaire. Comme l’a écrit l’historien Carroll Quigley dans son œuvre majeure, Tragédie et Espoir :
« Telle est la fonction principale de la guerre : démontrer de la manière la plus concluante possible aux esprits égarés qu’ils se trompent en ce qui concerne les relations de pouvoir. »
Si le perdant d’une guerre avait pu comprendre son issue à l’avance, s’il avait été lucide et objectif dans son analyse, il aurait pu fait le nécessaire pour l’éviter, même moyennant des concessions parfois douloureuses à un rival plus fort. De nombreux exemples historiques correspondent à cette description, comme l’erreur de jugement de l’Allemagne pendant la Première Guerre Mondiale et celle du Japon pendant la Seconde. Aujourd’hui, la sous-estimation de la Russie par l’Occident et l’entêtement des gouvernements ukrainien et occidentaux à poursuivre une guerre perdante au prix de grands sacrifices, sont également des exemples flagrants de la sagesse de cette phrase de Quigley.
Ne vous réjouissez jamais de la guerre
La décision de partir en guerre ayant des conséquences graves et imprévisibles, il ne faut pas la prendre à la légère, mais avec réticence. C’est pourquoi il faut prendre acte de cette phrase du philosophe hispano-américain George Santayana :
« Prendre plaisir à la guerre est un mérite pour le soldat, une qualité dangereuse pour le capitaine et un véritable crime pour l’homme d’État. »
Malheureusement, plusieurs dirigeants occidentaux récents, du président américain Bush avec la guerre en Afghanistan, au Premier ministre britannique Tony Blair avec la guerre en Irak, en passant par le président Sarkozy avec la guerre en Libye, ont confirmé cette citation de Santayana par leur indifférence et insensibilité aux conséquences de l’action militaire. Ces guerres ont causé des centaines de milliers de morts parmi la population civile et des dizaines de millions de personnes déplacées. Il est tout simplement scandaleux que de tels actes n’aient pas de conséquences, même pas dans les sondages.
En cette période de bouleversements mondiaux, dû au crépuscule d’une domination occidentale vieille de plusieurs siècles, il y a clairement des leçons à tirer. La cuisante défaite géostratégique qui menace la classe politique occidentale devrait être une occasion et une raison de tenir compte à nouveau de la sagesse de Clausewitz. Une nouvelle politique étrangère pacifique doit être construite, pratiquement de toutes pièces, aux États-Unis et en Europe occidentale, fondée exclusivement sur le principe de défense, la guerre étant l’instrument de dernier recours, non seulement dans les mots mais aussi dans les actes.
Le Courrier des Stratèges
Pensez par vous-même
Il est tout simplement scandaleux que de tels actes n’aient pas de conséquences, même pas dans les sondages…
Ce ne serait pas le cas si les medias mainstream faisaient leur boulot… donc si leurs contenus n’étaient pas sous contrôle (de ceux qui veulent les guerres peut-être?)
Bonjour, oui d’accord avec vous, mais il n’y a pas que cela. Car la majorité a été habitué, voire indoctrinée, a une certain impunité de leur représentants politiques. Et s’ils ne sont que nos représentants dans un systeme démocratique, ils ne font alors qu’exécuter la volonté du peuple? Dans ce ce cas, c’est le peuple qui est responsable, pas eux, ou du moins la majorité qui les ont votés est responsable? Ceci était l’argument de Napoléon III, et reste implicitement valable aujourd’hui. Bref…
Cdt
Finn Andreen
Sur le fond, je suis en accord avec l’article. Cependant, j’aurais plutôt dit que c’est pour les Etats-Unis (*) que la guerre est un moyen comme un autre de leur politique impérialiste, tant ils sont indifférents aux conséquences de leurs actions pour les populations.
Et les pays européens sont devenus les auxiliaires de cette politique, findamentalement sous-tendue par une morale judéo-calviniste qui veut que la fin justifie les moyens quels qu’ils soient. Voilà à quoi à servi l’OTAN…
Les Européens ont aussi adopté la rhétorique de guerre de leur(s) suzerain(s), à savoir faire passer l’ennemi pour l’agresseur de manière à rendre la guerre inévitable, en justifiant des mensonges éhontés (couveuses débranchées, ADM de Saddam Hussein…). Le tout à des fins de communication auprès des populations de manière à rester dans les clous du droit onusien qui autorise la guerre en cas de légitime défense .
Et si aucun de ces faux prétextes ne fonctionne, on invoquera le « droit humanitaire » et un « tyran » qu’il faut évincer (par tous moyens là aussi) pour justifier les combats.
Si, à la suite du traumatisme du Vietnam, les Etats-Unis engagent peu de forces (ou pas du tout) en faisant la guerre par proxys (« terroristes » compris), les Européens feraient bien de se rendre compte qu’ils peuvent passer du statut d’auxiliaire des Etats-Unis à celui de proxy dans leurs guerres sans fin….
(*) On devrait même mentionner l’axe israélo-américain, tant ces deux pays ont des points communs er des intérêts inextricablement liés.
Merci de votre analyse pertinente.
Je signale le dernier ouvrage qu’ait écrit René Girard « Achever Clausewitz » dans lequel il dit que les moyens guerriers sont devenus des fins. René Girard fait de Clausewitz le témoin fasciné d’une accélération de l’histoire. Hanté par le conflit franco-allemand, ce stratège éclaire, mieux qu’aucun autre, le mouvement qui va détruire l’Europe. « Achever Clausewitz « , c’est lever un tabou : celui qui nous empêchait de voir que l’apocalypse pourrait commencer. Car la violence des hommes, échappant à tout contrôle, menace aujourd’hui la planète entière.
Il est utile d’avoir à l’esprit qu’il y a toujours un bouc émissaire désigné pour justifier la violence qui ne peut s’éteindre que lorsqu’on met ce mécanisme en lumière.
Michel Henry
Suisse