Lors de son allocution télévisée du 16 mars, le Président de la République a déclaré à plusieurs reprises « Nous sommes en guerre », afin d’appeler à la « mobilisation générale » contre un « ennemi (…) invisible, insaisissable ». Mais dans une société de plus en plus individualiste, observons, avec désappointement, que la réaction d’une partie de la population n’est pas au rendez-vous. De plus, se sont ouvertes d’autres fractures au plan européen qui vont peser sur notre avenir. Mais comme toute crise est aussi une opportunité, et que demain ne sera pas hier, abordons quelques questions essentielles pour bâtir un autre monde.
Lionel TOURTIER est président du Think Tank Génération ERIC.
Drôle de guerre ! Certains poursuivent leurs habitudes malgré les mesures de confinement. Parfois, alors que nous n’en sommes qu’au début de l’épidémie, la situation confine à l’absurde : il y a quelques jours encore (avant le durcissement des mesures par le gouvernement ou les municipalités) on se serait cru en vacances, en jogging, au bord de la plage… alors que les virologues et les médecins réanimateurs dressent chaque soir dans les médias un constat de plus en plus critique ! Au sein des « territoires perdus de la République », pour reprendre ce terme journalistique « pudique », comme dans les « quartiers chics », le refus de respecter les consignes est encore plus flagrant et choquant. Que reste-il de l’autorité de l’Etat ?
Déconvenues en série
Ainsi, il y a une société civile qui cherche à se positionner, entre les plus inquiets et ceux déjà frappés par la maladie, voire le décès d’un proche, et les autres, inconscients, étrangers aux autres, et qui ne veulent rien voir de la noire profondeur d’une crise sans précédent. Comme si tout allait revenir à la normal bientôt. « Juste pas mal », comme disent les enfants. Au milieu, il y a des personnels de santé, courageux, héroïques même ; des forces de police défendant tant bien que mal les consignes de l’Etat, malgré le malaise dans leur rang et l’absence de protection ; des salariés et patrons méritants qui s’efforcent d’assurer un quotidien pour le plus grand nombre (alimentation, pharmacie, banques, etc.).
Quelle drôle de guerre, mais quelle drôle de France également ! La désagrégation de notre société, que l’on pouvait constater déjà depuis plusieurs années, semble ainsi s’accélérer devant nos yeux ou plutôt nos écrans. L’image d’un « archipel d’îles s’ignorant les unes les autres » dessinée par Jérôme Fourquet[1] il y a tout juste un an se concrétise en trois D : drame, déliquescence, désillusions.
- Drame, car au 23 mars, 860 personnes[2] ont perdu la vie en France depuis le début de l’épidémie du coronavirus et 2.082 personnes sont en réanimation. Sur trois jours, cela représente une hausse moyenne de 160 décès par jour, mais l’accélération sur le dernier jour est très rapide : plus de 30% ! Nous n’en sommes donc qu’au début, sauf mise en œuvre de traitements rapides comme celui retenu par le Professeur Didier Raoult en cours d’essais cliniques[3]. Mais cet expert international semble étrangement se heurter à une certaine opposition de la part de l’administration de la santé. Si l’on retient la tendance observée en Chine et en Italie, les projections pour notre pays dessinent une courbe effrayante. Alors, les plus lucides d’entre nous lançons, un peu comme une bouteille à la mer, un regard affectueux et protecteur à nos enfants, nos conjoints, nos parents et grands-parents, nos familles et nos amis : « pourvu que…». Espoir, prières… Mais nous sommes taxés de catastrophistes (« Mais non, tu exagères ») par ceux-là même qui sous-évaluent en permanence les risques sans jamais en partager les conséquences. La société de « l’Etat providence » paye et paiera. Cependant, sommes-nous réellement surpris par ces comportements dans ce monde où l’on doit mettre une étiquette d’alerte sur une bouteille d’alcool à l’attention des femmes enceintes concernant les méfaits de cette consommation sur le fœtus ou encore les distances de sécurité sur l’autoroute par temps de pluie… ?
- Déliquescence de notre système de santé et de notre tissu économique. Ce ne sont pas les personnels de santé qui sont en cause. Bien au contraire, ils sont sur le front et dans des conditions particulièrement difficiles. Ils ressemblent à nos paras sacrifiés à Dien Bien Phu où l’on a ignoré la théorie de Clausewitz des « centres de gravité »[4]. Ces centres de gravités sont multiformes mais on peut résumer simplement les choses de la façon suivante : c’est le talon d’Achille, le point de faiblesse qui entraîne la défaite, celui sur lequel l’ennemie doit concentrer ses forces. Nous y reviendrons car c’est un sujet central dans cette crise sanitaire.
Si le gouvernement a pris plusieurs dispositions de sauvegarde, il faut néanmoins rester lucides. Comme de nombreux experts-comptables le soulignent, les dégâts sur le tissu économique n’affectent pas uniquement les entreprises « zombies ». De nombreuses TPE[5] et PME sont aussi touchées. Selon plusieurs économistes, il faut s’attendre à de graves conséquences si la durée de la crise dépasse les trois mois. Beaucoup d’emplois sont menacés. Les rentrées fiscales, en particulier la TVA, vont se contracter. Fautes de cotisations sociales, les déficits sociaux vont s’accroître. Et le déficit budgétaire du pays passera forcément la barre des 4%[6], en augmentant encore la dette.
Comment favoriser un rebond de croissance ?
Pour autant, arriverons-nous à préserver l’essentiel pour favoriser un rebond de croissance ? Personne n’est en capacité de le dire aujourd’hui et la forte inquiétude du Medef en témoigne. En 2008, il faut le rappeler, les entreprises avaient poursuivi leurs activités. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Remettre en marche le circuit économique prendra du temps, car cela dépend du redémarrage de toutes les usines chinoises et des délais de transport pour acheminer les approvisionnements nécessaires sur nos sites de production ou de distribution. Pour trois mois de crise, réactiver l’économie demandera sans doute un à deux mois supplémentaires (délai « inertiel »). Autant dire, une reprise durant l’été dans le meilleur des cas.
- Désillusions: elles sont nombreuses et nous n’en citons que quelques-unes : les décisions du gouvernement par rapport à la gravité de la situation, la déclaration de la Ministre Agnès Buzyn sur la prévision de la crise sanitaire, et la politique (pour ne pas dire la polémique) sur les masques. Au plan de l’éthique politique, l’on ne voudrait pas revivre une autre affaire « du sang contaminé ». Cela entraînerait une crise morale dont les conséquences seraient très préjudiciables à la démocratie.
Ensuite, ces désillusions portent sur notre cohésion nationale, qui reste fortement ébranlée depuis la crise des gilets jaunes et la bataille sur la réforme des retraites. Un Front républicain n’est pas à ce jour au rendez-vous.
Enfin, la plus grave pour l’avenir, celles quant au rôle de l’Union européenne et des principes de solidarité, alors que « l’Europe est devenue l’épicentre de la pandémie » (OMS)[7]. Comme pour la crise des migrants, nous avons délaissé nos amis italiens. Il ne s’agit pas de clamer un peu lascivement « Nous sommes tous des Italiens », comme l’a fait récemment la présidente Ursula Von der Leyen, mais de prendre des mesures concrètes. Pour autant, n’est-il pas trop tard ? Le mal n’est-il pas fait ? L’opinion publique italienne rejette de plus en plus l’Europe communautaire. Alors, après le Brexit, l’Italexit ?
Manque d’anticipation et centres de gravité
Revenons maintenant à cette notion de « centres de gravité ». Dans cette crise, il y en a eu plusieurs » et nous n’en citons que quelques-uns qui ont joué comme facteurs de vulnérabilité pour notre pays :
- Une sous-évaluation de la gravité du virus et le maintien de l’ouverture des frontières, sans contrôle drastique, ce qui favorisé la propagation du Covid-19 : c’est en partie la conséquence du « ni-ni » ou du « en même temps », c’est-à-dire du non-choix des priorités[8], y compris au regard de Schengen, couplé néanmoins avec une politique de réduction « budgétaire[9]» des dépenses de santé dont la pénurie de masques ou la fermeture de lits dans les hôpitaux en sont une illustration ;
- L’incapacité du système industriel français à produire rapidement, lors d’une phase critique, les éléments nécessaires de protection (masques – seules 4 entreprises fabriquent en France des masques FFP2 -, gel hydroalcoolique – ce n’est pas l’alcool qui manque dans notre pays, mais les récipients sont fabriqués en Chine, …) et une rigidité de l’administration concernant la gestion de stocks d’urgence et certains points de réglementation[10] ;
- La limite de notre dispositif de réanimation qui est le vrai point de rupture sociale. La saturation du nombre de lits de réanimation fixée à 5.000[11] pourrait être atteinte à la fin du mois de mars. En doublant la capacité (soit 10.000 lits), l’horizon serait relativement similaire compte tenu du rythme de propagation. Cela signifie qu’ensuite, les médecins auront à décider ceux qui vont être soignés de ceux qui sont condamnés à mourir, exactement comment cela s’est produit en Italie. Sachant que 40 % des patients en réanimation ont moins de 65 ans et que 3 % des patients sont des enfants ou adolescents de moins de 18 ans, nous allons éprouver moralement notre corps médical, alors qu’il est épuisé et qu’il vient de connaître de premiers morts dans ses rangs.
Ces centres de gravité dont les effets s’additionnent, couvrent en fait plusieurs dilemmes politiques : celui de l’espace ouvert européen et d’un manque de cohésion politique, illustré par l’absence de mesures de confinement coordonnées au sein des Etats membres[12] ; celui de la désindustrialisation du pays quant à des produits ou équipements de première nécessité (cela ne se limite pas à la santé publique) ; enfin, celui des moyens de notre système de santé (capacité en lits de réanimation, appareils respiratoires, moyens de tests[13], etc. ) et, là-encore, de leur coordination européenne. Ensemble, ces dilemmes témoignent d’un problème de choix de société que nous allons aborder.
Alors, quels retours d’expériences et quelles leçons en tirer ?
Cette crise n’est pas terminée. Mais les premiers constats (pour ne pas dire dégâts) sont déjà si importants que nous pouvons, en tant que « citoyens responsables », commencer à poser les jalons de l’après. Car encore une fois, rien ne sert de baisser les bras : il faut tirer les leçons de cette épisode dramatique et construire. Comme le chantait le groupe Telephone : « J’ai rêvé d’un autre monde ».
« En notre temps, la seule querelle qui vaille est celle de l’homme. C’est l’homme qu’il s’agit de sauver, de faire vivre et de développer. »
Voici donc quatre interrogations fondamentales pour autant que l’on veuille tirer les leçons de ce qui pourrait devenir une crise aussi grave que celle de 1929[14], déflagration dont on a mesuré les conséquences avec la deuxième guerre mondiale. Car il faut en avoir la conviction : nous sommes bien dans un monde d’imprévisibilité et de tensions identitaires, avec de multiples interactions pouvant conduire à des « effets dominos ». L’Histoire nous montre que, comme nitro et glycérine, le tout ne fait jamais bon ménage. Alors retroussons-nous les manches et attaquons-nous aux problèmes, en recréant du consensus et donc du lien social.
La première question, c’est celle du capitalisme et du rôle de l’Etat
Elle est fondamentale. Et c’est la plus difficile. Devons-nous rester dans le même cadre de fonctionnement politique et économique ou devons-nous opter pour un autre modèle ?
Les avis divergent. Les uns ont toujours considéré que les affres de notre société contemporaine sont, tout compte fait, le produit du néo-libéralisme « sauvage » qui sévirait depuis des décennies. Les autres, à l’inverse, estiment que l’on paye les conséquences d’un socialisme démocratique, teinté de dirigisme néo-marxiste, de redistribution excessive, de « toujours trop d’Etat » et de régulations inappropriées jouant comme autant de facteurs de complexité. Les uns restent positionnés sur le sacro-saint « capitalisme anglo-saxon », d’autres penchent sur les vertus du « capitalisme chinois » (ou des démocratures) et de ses avantages[15] en situation de crise. Beaucoup, notamment en Europe, cherchent le « capitalisme responsable », du type « Néo-Rhénan », sans pour autant en définir précisément le contenu autrement que par des « entreprises à mission » dont on ne mesure pas bien encore la réelle contribution.
Quelle globalisation financière face à une démondialisation supposée ordonnée et dirigée ? Passer d’une mondialisation ouverte à une démondialisation sélective bouleversera la structure des flux internationaux et donc les balances de paiement. Ne faudra-t-il pas bâtir un nouveau système monétaire international et sur quelles bases ? Le retour à un étalon or ?
Alors on se dispute sur les bienfaits ou malédictions des différents « systèmes », chiffres à l’appui pour ne pas dire chiffons pour batailles de chiffonniers : sur les écarts de richesse, les écarts de revenus, les écarts de patrimoine, l’appauvrissement des classes moyennes, la faim dans le monde, la croissance et l’épuisement de matières premières, l’efficacité pour ne pas dire la pertinence du multiplicateur de Keynes, etc. Tout se mélange, tout est confusion. On sort un peu abasourdi de la lecture des réseaux sociaux. Un tel souligne que le coronavirus se développe davantage dans les zones polluées, méfaits du capitalisme débridé ; un autre argumente sur les vertus du véganisme (!) qui exclut de manger des chauves-souris et des pangolins, condamnation implicite de certaines traditions d’Asie ; un autre encore témoigne que grâce au libéralisme, l’extrême pauvreté dans le monde a reculé. Tout ce petit monde veut refaire le monde, mais personne n’est d’accord sur l’objectif recherché et le moyen d’y parvenir. Nous vivons dans une société de dissonance.
Pour autant, il faudra bien choisir et d’abord conceptualiser pour réunir un maximum de consensus politique : quel capitalisme voulons-nous couplé à quel régime démocratique ? Cette interrogation est fondamentale, car la réponse constitue un choix structurant de modèle de société. Dans ce prolongement, il sera alors possible de définir le rôle de l’Etat et son mode d’action : simple impulsion ou pouvoir très centralisé ? Tout se déroule ensuite, comme le fil d’une « pelote de bas de laine » : les politiques de santé, les politiques industrielles, les politiques d’épargne, les politiques éducatives, les politiques de défense, les politiques écologiques, les politiques de transition énergétique, etc. Et bien sûr, le coût de ces choix au regard de la création de richesse nationale. Il est évident, par exemple, que la crise sanitaire, que nous vivons, réduit singulièrement l’approche « comptable » suivie jusqu’à ce jour : celle d’un niveau de dépenses de santé en pourcentage du PIB. Croyons-nous qu’avec des milliers de patients condamnés à mort, faute d’un nombre suffisant de lits de réanimation, l’on pourra dialoguer sereinement des vertus de l’Ondam avec des citoyens endeuillés ?
Sans retomber dans les pièges de « l’Etat providence », il faut dès à présent remettre les femmes et les hommes au cœur des choix politiques de la Nation. Comme le disait le Général de Gaulle[16] : « En notre temps, la seule querelle qui vaille est celle de l’homme. C’est l’homme qu’il s’agit de sauver, de faire vivre et de développer. » Quelle résonnance que cette déclaration dans le contexte actuel !
La seconde : mondialisation ou démondialisation ?
La seconde question porte sur la mondialisation. La globalisation des moyens de production dans les pays émergents, souvent pour des considérations de maximisation des profits, est remise en question, du moins au regard des critères d’indépendance économique et politique, pour ne pas dire de la souveraineté de la Nation. L’opinion publique en France et dans d’autres pays a déjà souffert de la « mondialisation malheureuse », et nul doute qu’avec l’exportation du Covid-19, le rejet sera encore plus massif, renforçant les différentes formes de « populisme ». La déclaration du Président Trump sur l’origine chinoise du virus en est un exemple.
Donc, un débat national, voire européen, devra s’ouvrir, tout en prenant en considération que les activités industrielles dans le monde se réduisent alors que celles des services augmentent. Quels secteurs de la production industrielle rapatrions-nous et avec quelles conséquences économiques, voire géopolitiques ? Faut-il revenir à des nationalisations dans certaines composantes de la chaîne de valeur pour assurer une certaine indépendance stratégique ? Est-ce possible au regard du continuum technique nécessaire des supply chain ? Est-ce possible au regard des nombreux composants de nos équipements ou produits de plus en plus sophistiqués[17] ? Et comment finançons-nous les investissements nécessaires, sans parler de l’impérative formation professionnelle des collaborateurs, alors que nous avons perdu une partie de nos compétences industrielles et que nous manquons déjà de personnel qualifié ? Comment redéfinirons-nous les prix au regard de la concurrence internationale qui subsistera entre les Etats et quelle compensation financière devrons-nous prévoir si l’on produit plus cher dans notre pays ? Comment devrons-nous faire évoluer les règles de l’OMC ? Bien d’autres questions restent à recenser. Là aussi, les réponses mettront du temps à être élaborées.
A cet égard, il serait sans doute judicieux d’analyser comment les entreprises aux Etats-Unis ont élaboré des circuits alternatifs d’approvisionnement, suite aux injonctions du Président Trump d’il y a deux ans. De même, la lecture du rapport de TrendForce paru en février dernier éclaire l’impact de l’épidémie actuelle sur l’industrie mondiale de haute technologie.[18]
Alors, si nous voulons nous montrer des « citoyens responsables », il nous faudra bien répondre le moment-venu aux interrogations de fond que soulève cette crise, à commencer par : après le coronavirus, quelle société voulons-nous, pour nous et les générations à venir ?
Tout ceci doit alimenter le débat national et permettre à la collectivité de redéfinir en pleine cohérence le sens, l’orientation qu’elle veut donner à son économie. C’est ainsi qu’il sera possible d’acter réellement les objectifs de transition énergétique, de respect de la biodiversité, d’exigences de solidarité et de promotion sociale, et donc de promouvoir une « Nation consciemment responsable ».
La troisième : globalisation financière et risque systémique
La troisième question est dans le prolongement de la précédente. Quelle globalisation financière face à une démondialisation supposée ordonnée et dirigée ? Passer d’une mondialisation ouverte à une démondialisation sélective bouleversera la structure des flux internationaux et donc les balances de paiement. Ne faudra-t-il pas bâtir un nouveau système monétaire international et sur quelles bases ? Le retour à un étalon or ? Comment les systèmes de financement devront prendre en considération ce nouvel environnement ? Faudra-t-il maintenir une liberté de circulation des capitaux ou réorienter en priorité les épargnes nationales vers les économies internes ? Comment évolueront les risques systémiques des systèmes financiers au regard de ces bouleversements ? Et quid des dettes : ces 255.000 milliards de dollars qui planent au-dessus de nos têtes ?
Ce choix concernant la globalisation financière porte en lui-même celui de la finance et de l’opportunité d’en refaire un outil au service de l’économie réelle. Le gap est toutefois gigantesque : environ 400.000 milliards de dollars plus 720.00 milliards de produits dérivés à comparer à près de 90.000 milliards de dollars de PIB mondial avant la crise. Forcément, un tel écart entre la sphère réelle et la sphère financière ne peut raisonnablement pas s’accroître à l’avenir. Mais « discipliner la finance » pour prendre l’expression de Patrick Artus[19] sera un long chemin. La globalisation financière a entraîné une forte corrélation des prix de l’ensemble des actifs financiers au niveau mondial. Comment sortir de cette situation ? Et cette globalisation financière a progressé plus vite que la globalisation commerciale, laquelle structurellement ralentit…
Tout ceci ne semble donc guère raisonnable si l’on veut éviter une succession de catastrophes. Et la crise sanitaire actuelle qui ouvre une crise économique n’a pas encore impacté le système financier. On croise les doigts. En privilégiant un capitalisme « Néo-Rhénan », une partie de la solution existe. Mais une partie seulement.
La quatrième : la fin de l’Union européenne ?
Même si certaines actions de solidarité européenne sont apparues (très) récemment, c’est peut-être la fin d’une certaine conception de l’Europe communautaire à laquelle nous allons assister. Alors que la crise aurait pu constituer une formidable opportunité de resserrer les liens, n’est-elle pas le coup de trop ? Celui qui va couper les jambes de l’édifice construit depuis le CECA en 1951, le traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier.
En 2021, nous célébrerons un 70ème anniversaire qui pourrait être en réalité un enterrement de première classe. Quel paradoxe ! S’il n’y avait la BCE et l’euro tant décrié, l’Europe communautaire serait d’une très grande absence pour ne pas dire évanescence. La rime est tristement significative. La crise sanitaire actuelle, comme le fut celle des migrants ou celle de la Grèce auparavant, démontre les égoïsmes nationaux et les conflits d’intérêts qui ne devraient pas être de mise après tant d’espoirs alimentés par les engagements solennels de nos dirigeants passés et actuels. Lisbonne et Amsterdam sont des traités aux promesses bien lointaines. Tout ça pour ça ?
Nous avons l’opportunité de reprendre en mains notre destin
Nous avons vécu un 20ème siècle suicidaire en Europe mais tout le monde l’a oublié dans les familles. On regarde « Apocalypse Verdun » comme on regarde « Il faut sauver le soldat Ryan ». Mais l’un est un documentaire qui décrit la réalité en couleur, l’autre est une fiction cinématographique. Les générations Y et Z ne font pas la différence : cela reste du spectacle. Et il n’y a plus de poilus, ou rares sont les combattants de 39-45 encore en vie pour témoigner combien ont été vives leurs souffrances.
Alors le souvenir s’estompe. Et davantage encore dans une société qui ignore volontairement ce passé parce qu’elle veut sociologiquement rejeter l’idée même de la mort, comme certains sociologues et psychologues l’analysent. Et d’ailleurs, peut-être que le comportement irresponsable de certains de nos concitoyens face à l’épidémie est la traduction de ce refus inconscient. Pourtant le réel par virus interposé est bien là et dans les semaines à venir, il sera encore plus présent dans nos chairs.
Alors, si nous voulons nous montrer des « citoyens responsables », il nous faudra bien répondre le moment-venu aux interrogations de fond que soulève cette crise, à commencer par : après le coronavirus, quelle société voulons-nous, pour nous et les générations à venir ?
Les grecs dans l’antiquité se pliaient au « fatum stoicum » : l’expression de l’ordre imprimé par la raison divine (le logos) à l’univers. Mais les progrès accomplis depuis ont démontré qu’il n’y a pas de fatalité ou du moins que l’Homme est capable de surmonter les crises pour progresser. D’un mal on peut tirer un bien et franchir ainsi une nouvelle étape de notre développement. C’est une question de volonté.
Là encore, trouvons l’inspiration dans la vision du Général de Gaulle dont on va fêter cette année le 20ème anniversaire de sa mort : pour lui, l’Homme doit prendre en main son destin et la société à bâtir doit être telle qu’il se trouve associé à l’œuvre à laquelle il contribue dans tous les domaines de la vie : l’entreprise, mais aussi la région, la cité. Nos concitoyens demandent plus de participation à tous ces niveaux qui impactent leur quotidien et leur devenir. De vastes chantiers sont ouverts par la crise qui rebalaye les cartes. Sur tous les plans. Profitons-en !
Par exemple, plusieurs projets de réforme envisagés par le Président de la République sont reportés. Il faut tirer profit de ce décalage qui permet de dépassionner les débats et de reconstruire une base de consensus national. L’on pense à la retraite. Il en est de même pour l’assurance chômage, pour la réforme de la constitution, etc.
Retissons des liens sociaux et construisons un nouveau modèle de protection sociale à la lumière de ce qui s’est passé. Profitons-en pour le concevoir dans un cadre européen, ce qui nous rapprochera des autres peuples de l’Union. Ce sera déjà un premier pas pour reconstruire, à plusieurs Etats, une ambition commune. Anticipons sur les problèmes toujours présents de l’euro et examinons comme tendre vers une zone optimale monétaire ou, si ce n’est pas possible, trouvons d’autres solutions. Ne laissons pas ce système monétaire en déséquilibre.
Bref, si la crise a atteint le plus profond de notre humanité, alors l’humilité et la sagesse commandent de s’attaquer aux vrais problèmes. Ce serait la noblesse des générations actuelles, au bénéfice des suivantes.
[1] « L’Archipel français- Naissance d’une nation multiple et divisée » – Jérôme Fourquet. Editions du Seuil.
[2] Pour un nombre de 19.856 cas confirmés en France (X 2 en 3 jours) et 8.675 malades hospitalisés.
[3] Utilisation du Plaquenil – (un antipaludique à base d’hydroxychloroquine du laboratoire Sanofi) – associé avec certains antibiotiques. Les USA testent également ce traitement.
[4] « Schwerpunkte » dans les écrits de Clausewitz
[5] Pour le moment, l’Italie enregistre 12 % de PME en faillites sur une base de 750.000 PME, avec un potentiel de pertes évaluée à 650 milliards d’euros si la crise se prolongeait (« worst case »)
[6] Mais le Haut Conseil des Finances Publiques est plus pessimiste. En 2009, après la grande crise financière, le gouvernement de l’époque avait tablé sur un déficit de 4,4 % du PIB à la fin de l’année, et celui-ci s’était finalement établi à… 7,2 %.
[7] Comme l’indique l’article 168 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), la santé est une compétence communautaire d’appui : l’UE « encourage la coopération » et « complète les politiques nationales », sans s’y substituer. A l’expérience, cette coopération n’a pas été probante. En témoigne le choix par les Pays-Bas, la Suède et la Grande-Bretagne de la stratégie « d’immunité collective » (laisser faire…)
[8] Il faudra analyser à froid les choix effectués par comparaison à ceux mis en place en Corée du Sud et en Allemagne où les activités ont été maintenues avec un taux de mortalité relativement faible.
[9] Lire l’article du Quotidien du Médecin : « La vérité sur les masques » du Docteur Gérard Maudrux
[10] Cette rigidité est présente également au plan européen : exemple des avions qui volent à vide pour maintenir les « slots ». Il aura fallu attendre le 10 mars pour mettre un terme à cette aberration réglementaire.
[11] La France n’a que 3,1 lits en soins intensifs contre 7,1 en Corée du Sud et 6 en Allemagne…
[12] La question de la détection, qui semble avoir fait ses preuves dans plusieurs pays, est également posée.
[13] Entre début février et le 10 mars, plus de 200.000 tests ont été réalisés en Corée du Sud avec mise en place de plus de 600 centres de contrôles. Pendant la même période, la France ne réalise que 15.000 tests… La Corée du Sud limite l’épidémie et poursuit ses activités économiques tandis que la France se met à l’arrêt !
[14] Lire l’article de Philippe Waechter : « Allemagne 1923 vs Monde 2021 ? » https://ostrum.philippewaechter.com/2020/03/23/allemagne-1923-vs-monde-2021/
[15] Rapidité des décisions : hôpital de 1.000 lits construit en moins de 10 jours à Wuhan. Situation similaire en Russie où un hôpital est construit en urgence à Moscou pour une capacité de 500 lits.
[16] Première conférence de presse : 25 mars 1959
[17] La plupart des composants électroniques proviennent de l’Asie.
[18] https://press.trendforce.com/node/view/3334.html
[19] « Discipliner la Finance » Editions Odile Jacob