Quand Robert Mundell, le grand économiste canadien, est décédé le 4 avril dernier, la plupart des commentateurs ont répété à l'envi que le prix Nobel 1999 était le "père de l'euro". En fait, rien n'est plus éloigné de la vérité: si Mundell a participé aux premières réflexions pratiques sur la création d'une monnaie européenne dans les années 1970, les créateurs de l'euro n'ont tenu compte d'aucun de ses conseilsdans les années 1990 et 2000. En particulier, la fiscalité hétérogène et trop élevée qui caractérise la zone euro est une bombe à retardement.
Au début des années 1960, le système de Bretton Woods (1944), selon lequel tout pays pouvait échanger ses dollars contre de l’or, entra en crise. En effet, la quantité des dollars en circulation dans le monde était telle qu’on allait inéluctablement vers une dévaluation du dollar, si rien n’était fait. Mais les Américains ne voulaient rien entendre. Conseillé par le grand Jacques Rueff, le Général de Gaulle avait prôné dès 1965 un retour à l’étalon-or. Mais les Allemands ne soutenaient pas le Général dans ce combat. Le système de Bretton Woods fut de plus en plus attaqué: en 1963 et 1967, les attaques des marchés se firent sur la livre britannique. Puis, mai 1968 aidant, c’est contre le franc que l’on se mit à spéculer.
Succédant au Génral de Gaulle en 1969, Georges Pompidou essaya de faire avancer un projet d’union monétaire européenne pour résister aux à-coups de la crise du dollar, qui se faisait de plus en plus évidente. Pourtant, le projet ne vit pas le jour au début des années 1970. Et les Etats-Unis furent en position de force, en 1971, pour couper unilatéralement tout lien entre le dollar et l’or, démonétiser le métal précieux et imposer le billet vert comme unique étalon monétaire mondial.
Robert Mundell, le sage que l'on n'écoute pas
Un homme avait pourtant donné aux Européens les moyens de travailler sérieusement à la construction d’une zone monétaire protégée des aléas du dollar. Il s’agissait de Robert Mundell, économiste canadien, qui avait formulé, dès 1961, une théorie de la “zone monétaire optimale”.
Prenant acte de l’ouverture croissante des échanges et des turbulences monétaires, l’économiste canadien avait expliqué que certains pays pouvaient avoir intérêt à se doter d’une monnaie unique qui leur permettrait à la fois d’échapper aux aléas de change, entre eux et vis-à-vis de l’extérieur; et de faciliter la mobilité des capitaux et des personnes entre les pays de la zone. Evidemment, les pays perdaient l’instrument monétaire pour la régulation de l’économie; mais ils étaient de ce fait incités à utiliser d’autres instruments, tels la fiscalité – à revoir à la baisse. Robert Mundell pensait en effet que les pays créant une “zone monétaire optimale” seraient incités à une harmonisation fiscale vers le bas, favorable à l’innovation et à l’entrepreneuriat.
A la fin des années 1960, Mundell fut invité pour participer aux réflexions des dirigeants du Marché Commun. Dans les trente ans qui suivirent, il ne cessa d’encourager la création d’une monnaie européenne. Cependant, avec le temps, il fut de plus en plus évident que les dirigeants du Marché Commun – devenu Union Européenne en 1992 – prenaient le contenant mais non le contenu de ce qu’avait imaginé Mundell. Etant donné que la mobilité du facteur travail était limitée, dans la zone euro en construction, par la diversité linguistique, il fallait d’autant plus jouer sur la baisse de la fiscalité pour créer les conditions d’un développement économique européen plus homogène, attirer les investisseurs sur l’ensemble du territoire et faire de l’euro un vrai compétiteur du dollar.
Il est bien vrai que la possibilité d’instaurer une convergence des conditions fiscales fut dérangée par des chocs externes: réunification de l’Allemagne, mise en place, grâce aux bas salaires des pays anciennement communistes ou émergents, d’une mobilité accrue du capital et des emplois, et ceci à l’échelle mondiale et non plus seulement européenne.
Mundell pensait que cela devait conduire d’autant plus certainement les Européens à se mettre d’accord sur l’homogénéité interne de la zone monétaire qu’ils construisaient – et ceci en visant à la création d’une zone euro élargie, pouvant intégrer jusqu’à une cinquantaine de pays à terme. L’économiste canadien rêvait d’une zone monétaire suffisamment puissante pour réimposer la monnaie mondiale de toujours: l’or, étalon indépendant de quelque politique nationale que ce soit.
Certains diront que les économistes pèchent par rationalité. Je trouve plus intéressant de constater que Robert Mundell retrouvait, par ses propres travaux de recherche, les intuitions de Jacques Rueff : le monde avait besoin de stabilité monétaire. Et sans revenir à la Belle Epoque, où l’Etat prélevait au maximum 10% du PIB, il fallait encourager les Etats à baisser les impôts et relancer innovation et entrepreneuriat. Le Général de Gaulle lui-même, inquiet de la montée des prélèvements obligatoires à la fin des années 1960, n’avait-il pas dit qu’au-delà de 30% on basculait dans le socialisme?
Force est de constater que 22 ans après le lancement de l’euro, la France met en danger la viabilité de la zone euro par une politique d’intervention dans l’économie hors de contrôle (la dépense publique se monte à 57% du PIB). Et le projet de créer des taxations spécifiquement européennes pour rembourser l’emprunt de la Commission Européenne en vue du plan de relance ne peut qu’aggraver la situation: il est improbable que la France baisse d’autant la fiscalité française. Les Etats-membres en général et la France en particulier, vont à contre-courant des recommandations de Robert Mundell.
Pourtant le prix Nobel d’économie lui fut accordé en 1999, années de lancement de l’euro. Mais à Paris, à Bruxelles ou à Berlin, on envisage Robert Mundell comme un faire-valoir de l’euro. Non comme un sage que l’on aurait écouté pour créer une nouvelle prospérité européenne.