Voici la huitième d'une série de leçons libertariennes par Nicolas Bonnal. Que nous nous définissions plutôt comme "conservateur", "Old Whig" (à la Edmund Burke) républicain (tel le Romain Cincinnatus au Vè siècle avant Jésus-Christ, représenté ci-dessus par Bénouville, en 1844, qui retournait à sa charrue sans s'attarder un jour de plus à Rome quand il avait sauvé la ville des dangers qui planaient sur elle ) ou libertarien, nous partageons un constat, qui est aussi une conviction, un état d'esprit: nous voulons préserver les libertés fondatrices de nos sociétés. La France, l'Angleterre, les Etats-Unis et d'autres nations témoignent de la même expérience: leurs libertés se trouvent à l'origine de leur histoire; et beaucoup de ceux qui prétendent agir au nom du progrès ont en fait une attitude profondément liberticide! En nous faisant relire, tout au long de l'été, Goethe, Joseph de Maistre, Nietzsche, Thoreau, Burke, Tocqueville etc... - et aujourd'hui Schiller - Nicolas Bonnal se propose de renforcer nos capacités à résister aux tyrannies contemporaines, l'occidentale et les autres
Le miracle intellectuel allemand des années 1800
Un génie visionnaire apparaît en Allemagne au moment de la révolution française et de l’étrange épopée napoléonienne ; il y a tous les poètes, tous les philosophes et toutes ces visions des grecs et du déclin occidental : pensez à Hölderlin, Hegel, Novalis, à Humboldt, à une dizaine d’autres. Une génération miraculeuse : car après Nietzsche et Heidegger seront bien seuls, sinon en tant que philosophes du moins en tant qu’allemands. La grandeur allemande fut d’avoir perçu avant les héritiers aristocratiques Français (Tocqueville, Chateaubriand, Musset même) la chute de notre civilisation devenue trop technique et administrée : il lui aurait fallu retomber à l’état naturel ou remanger de l’arbre de connaissance (wieder von dem Baum der Erkenntniß essen), comme dit Kleist dans son texte sublime sur le théâtre des marionnettes qui annonce notre bouffon transhumanisme. Et le sibyllin Hölderlin pleure lui « les dieux qui sont peut-être passés dans un autre monde.»
J’ai évoqué il y a peu les textes où Goethe, surtout dans ses entretiens avec Eckermann, évoque le déclin de la force vitale chez nos hommes occidentaux devenus modernes. Je rappelle deux brefs extraits pour rafraîchir la mémoire à mes lecteurs les plus attentifs.
Le premier sur les unités administratives et économiques :
« …si l’on croit que l’unité de l’Allemagne consiste à en faire un seul énorme empire avec une seule grande capitale, si l’on pense que l’existence de cette grande capitale contribue au bien-être de la masse du peuple et au développement des grands talents, on est dans l’erreur. »
Le deuxième sur le déclin de la poésie vitale :
« Et puis la vie elle-même, pendant ces misérables derniers siècles, qu’est-elle devenue ? Quel affaiblissement, quelle débilité, où voyons-nous une nature originale, sans déguisement ? Où est l’homme assez énergique pour être vrai et pour se montrer ce qu’il est ? Cela réagit sur les poètes ; il faut aujourd’hui qu’ils trouvent tout en eux-mêmes, puisqu’ils ne peuvent plus rien trouver autour d’eux. »
Schiller dénonce la spécialisation des cerveaux
Mais une génération avant le jeune Schiller (il a trente-cinq ans) évoque les difficiles contradictions et le cul-de-sac de la modernité advenue. Et cela donne dans sa sixième et dans sa dixième lettre sur l’éducation esthétique de l’homme (remercions encore le site québécois classiques.uqac.ca) plusieurs réflexions solides, rédigées dans un allemand étincelant qui ne perd pas tant que ça à être traduit.
On le dira d’abord dans l’allemand romanisé de Schiller (à prononcer comme Horst Frank dans les Tontons flingueurs…)
“…die Schönheit nur auf den Untergang heroischer Tugenden ihre Herrschaft gründet.
…la beauté ne fonde sa domination que sur la disparition de vertus héroïques“.
Pour Schiller la « civilisation » coûte cher. La civilisation est comme une blessure. Et ça donne :
« Ce fut la civilisation elle-même qui infligea cette blessure à l’humanité moderne. Dès que d’un côté une séparation plus stricte des sciences, et de l’autre une division plus rigoureuse des classes sociales et des tâches furent rendues nécessaires, la première par l’expérience accrue et la pensée devenue plus précise, la seconde par le mécanisme plus compliqué des États, le faisceau intérieur de la nature humaine se dissocia lui aussi et une lutte funeste divisa l’harmonie de ses forces. L’entendement intuitif et l’entendement spéculatif se confinèrent hostilement dans leurs domaines respectifs, dont ils se mirent à surveiller les frontières avec méfiance et jalousie ; en limitant son activité à une certaine sphère, on s’est donné un maître intérieur qui assez souvent finit par étouffer les autres virtualités. »
Nietzsche se moquera dans le Zarathoustra du spécialiste du cerveau de la sangsue. Mais restons sur Schiller. La faculté d’abstraction des modernes va les détruire :
« Tandis que sur un point l’imagination luxuriante dévaste les plantations laborieusement cultivées par l’entendement, sur un autre la faculté d’abstraction dévore le feu auquel le cœur aurait dû se réchauffer et la fantaisie s’allumer. »
Le simulacre technologique
Nous sommes nous euphorisés jusqu’à l’obscénité, par l’illusion et le simulacre technologique. Mais Schiller s’obstine : tout devient/deviendra mécanisme.
« Ce bouleversement que l’artifice de la civilisation et la science commencèrent à produire dans l’homme intérieur, le nouvel esprit des gouvernements le rendit complet et universel. Il ne fallait certes pas attendre que l’organisation simple des premières républiques survécût à la simplicité des mœurs et des conditions primitives ; mais au lieu de s’élever à une vie organique supérieure, elle se dégrada jusqu’à n’être plus qu’un mécanisme vulgaire et grossier. »
Comparaison avec les Grecs :
« Les États grecs, où, comme dans un organisme de l’espèce des polypes, chaque individu jouissait d’une vie indépendante mais était cependant capable, en cas de nécessité, de s’élever à l’Idée de la collectivité, firent place à un ingénieux agencement d’horloge dans lequel une vie mécanique est créée par un assemblage de pièces innombrables mais inertes. Une rupture se produisit alors entre l’État et l’Église, entre les lois et les mœurs ; il y eut séparation entre la jouissance et le travail, entre le moyen et la fin, entre l’effort et la récompense. »
Vision de l’homme moderne, règne de la quantité proche de Guénon, quand le philosophe sera remplacé par le prof de philo à l’allemande (de Kant à Husserl) ou à la française (après Nuremberg) :
« L’homme qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé du Tout ne se donne qu’une formation fragmentaire ; n’ayant éternellement dans l’oreille que le bruit monotone de la roue qu’il fait tourner, il ne développe jamais l’harmonie de son être, et au lieu d’imprimer à sa nature la marque de l’humanité, il n’est plus qu’un reflet de sa profession, de sa science. »
Conséquence regrettable :
« Mais même la mince participation fragmentaire par laquelle les membres isolés de l’État sont encore rattachés au Tout, ne dépend pas de formes qu’ils se donnent en toute indépendance (car comment pourrait-on confier à leur liberté un mécanisme si artificiel et si sensible ?) ; elle leur est prescrite avec une rigueur méticuleuse par un règlement qui paralyse leur faculté de libre discernement. La lettre morte remplace l’intelligence vivante, et une mémoire exercée guide plus sûrement que le génie et le sentiment. »
On répète cette dernière phrase en allemand :
« Der tote Buchstabe vertritt den lebendigen Verstand, und ein geübtes Gedächtnis leitet sicherer als Genie und Empfindung.“
Le progrès contre la liberté
Dans la dixième lettre Schiller évoque le déclin de la civilisation liée à l’esthétisme. Ici aussi on pense à Nietzsche et surtout au si incompris (et germanique) Rousseau :
« …à presque toutes les époques de l’histoire où les arts sont florissants et où le goût exerce son empire, l’humanité se montre affaissée ; inversement on ne petit pas citer l’exemple d’un seul peuple chez qui un degré élevé et une grande universalité de culture aillent de pair avec la liberté politique et la vertu civique, chez qui des mœurs belles s’allient à des mœurs bonnes et l’affinement de la conduite à la vérité de celle-ci. »
La culture comme arme de destruction massive ? Schiller – qui est aussi historien, voyez sa belle Guerre de Trente ans, première guerre mondiale en Europe moderne) multiplie les exemples italiens, romains, grecs, et aussi arabes :
« Aux temps où Athènes et Sparte maintinrent leur indépendance et où le respect des lois était la base de leur constitution, le goût manquait encore de maturité, l’art était encore dans son enfance et la beauté était loin de régner sur les âmes. Sans doute la poésie avait-elle déjà pris un essor grandiose, mais seulement sur les ailes du génie dont nous savons qu’il est tout proche de la sauvagerie et qu’il est une lumière qui brille volontiers dans les ténèbres ; il témoigne donc contre le goût de son époque plutôt qu’en faveur de celui-ci. Lorsqu’au temps de Périclès et d’Alexandre vint l’âge d’or des arts et que le goût étendit sa domination, on ne trouve plus la force et la liberté de la Grèce : l’éloquence faussa la vérité ; on fut offensé par la sagesse dans la bouche d’un Socrate et par la vertu dans la vie d’un Phocion. »
Après le modèle grec, Schiller évoque les autres exemples :
« Il fallut, nous le savons, que les Romains eussent épuisé leur force dans les guerres civiles et que, énervés par l’opulence de l’Orient, ils fussent courbés sous le joug d’un souverain heureux, pour que nous voyions l’art grec triompher de la rigidité de leur caractère. De même l’aube de la culture ne se leva pour les Arabes que lorsque l’énergie de leur esprit guerrier se fut amollie sous le sceptre des Abbassides. Dans l’Italie moderne les Beaux-Arts ne se manifestèrent que lorsque l’imposante Ligue des Lombards se fut dissociée, que Florence se fut soumise aux Médicis et que l’esprit d’indépendance eut dans toutes ces villes pleines de vaillance fait place à un abandon sans gloire. Il est presque superflu de rappeler encore l’exemple des nations modernes chez qui l’affinement devint plus grand dans la mesure où leur indépendance prit fin. Sur quelque partie du monde passé que nous dirigions nos regards, nous constatons toujours que le goût et la liberté se fuient l’un l’autre et que la beauté ne fonde sa domination que sur la disparition de vertus héroïques. »
Sa triste conclusion :
« Et pourtant cette énergie du caractère, dont l’abandon est le prix habituel de la culture esthétique, constitue justement le ressort le plus efficace de toute grandeur et de toute excellence humaines, et son absence ne peut être remplacée par aucun autre avantage, aussi considérable qu’il soit. »
Le constat étant pire encore deux siècles après, on négligera ici l’optimiste solution de Schiller…
Sources
Frédéric Schiller – Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, sixième et dixième lettres, classiques.uqac.ca
Kleist – Notes sur le théâtre des marionnettes
Goethe – Conversations avec Eckermann
Nietzsche – Deuxième considération inactuelle ; Ainsi parlait Zarathoustra
La question que je me pose, qu’il faudrait transmettre à Laurent Aventin ici même au Courrier, est la suivante. Que s’est il passé entre Friedrich Schiller et Klaus Schwab? Peut on considérer un instant que le Great Reset du maître perché de Davos est l’aboutissement lointain du romantisme de ses glorieux aïeux? Un retour à la pureté originelle en quelque sorte. Merci.