La crise de la démocratie trouve ses racines dans l'érosion rapide de l'État de droit. L'avalanche de normes au niveau de l'UE par l'intervention de la technostructure ainsi que l'utilisation de la numérisation et des systèmes d'apprentissage artificiel dans le droit et la justice accélèrent ce processus.
Ce n’est que récemment que l’Autriche a abrogé la loi sur la vaccination obligatoire, qui était très controversée[1]. La Cour constitutionnelle s’est prononcée – quelle « coïncidence » – le même jour sur les demandes de révision de cette loi. Elle a conclu que l’obligation de vaccination était conforme à la Constitution parce qu’elle n’avait pas été appliquée depuis mars 2022. Oui, vous avez bien lu. Pouvons-nous en déduire que l’obligation de vaccination aurait été anticonstitutionnelle si elle avait été appliquée ? Non, car la Cour constitutionnelle n’a pas statué sur ce point ! Elle s’est dérobée à sa responsabilité ! Elle s’est contentée de dire que le ministre de la Santé aurait dû vérifier en permanence, si une vaccination obligatoire était appropriée et nécessaire. A cet égard, le ministre de la Santé est conseillé par des « experts » (guidés par des lobbyistes). La Cour constitutionnelle n’y voit aucun inconvénient. Les détracteurs des mesures, comme moi, qui ont combattu la loi, le font.
La technostructure sape la protection des droits fondamentaux
La crise de la démocratie a ses racines, outre les problèmes de participation[2] et de légitimité[3], avant tout dans l’érosion rapide de l’État de droit. L’État de droit signifie – matériellement – l’engagement du pouvoir d’État à l’idée de justice, et – formellement – le lien du pouvoir d’État au droit et à la loi ainsi que la possibilité de contrôle des mesures de l’État par des tribunaux indépendants[4].
Jusqu’à présent, nous pensions que les droits fondamentaux nous garantissaient une sphère privée inviolable et libre de tout État et que nous pouvions compter à cet égard sur la protection juridique offerte par des tribunaux indépendants. Alors que de nombreux pays européens nous enseignent le contraire depuis des mois, les juges uruguayens montrent que la protection des droits fondamentaux de nos enfants n’est pas négociable – et surtout pas lorsqu’il s’agit de maximiser les profits de l’industrie pharmaceutique[5].
Depuis le début de la crise de la Corona, nous observons un déplacement croissant des rapports de force vers l’exécutif ainsi que vers des groupes d’experts dirigés. Ces derniers constituent la porte d’entrée pour les interventions des groupes de pression. Il me suffit de mentionner ici McKinsey, et vous savez où je veux en venir. La question de savoir si les droits fondamentaux sont restreints ou même abrogés se décide en fonction des intérêts de la technostructure – et l’exécutif politique crée les conditions nécessaires.
J’ai récemment évoqué ici le fait que l’exécutif s’assure de plus en plus de droits spéciaux à long terme en décrétant état d’urgence sur état d’urgence : L’Italie l’a décrété jusqu’à la fin de l’année en raison de Corona et de la guerre en Ukraine, la Hongrie a échangé fin mai l’état d’urgence Corona contre l’état d’urgence Ukraine, l’Allemagne et l’Autriche disposent désormais d’un « droit spécial » pour la lutte contre le coronavirus. Et en France, une loi sur la « veille sanitaire » doit être mise en place dans le cadre d’une procédure accélérée, qui permettra à l’exécutif – à tout moment – de procéder à nouveau à des restrictions des droits fondamentaux[6].
Simulacres de combat à Bruxelles
Cette tendance est encouragée par deux évolutions que nous observons depuis longtemps et qui sont très préoccupantes : D’une part, la création d’un flot de normes au niveau de l’UE par l’intervention de la technostructure qui remet des projets de normes ; et d’autre part, l’utilisation de la numérisation et des systèmes opaques à apprentissage artificiel dans le droit et la justice.
Si l’adoption du Digital Service Act et du Digital Markets Act est saluée comme une étape importante pour mettre de l’ordre sur Internet[7], Bruxelles doit se rendre compte qu’elle intervient non seulement beaucoup trop tard, mais aussi au mauvais endroit. Car la véritable menace pour nos sociétés en Europe ne réside pas dans les discours de haine ou dans le manque de liberté de choix en matière d’offres en ligne. Les GAFAM sont aujourd’hui en tête de la liste des plus grands lobbyistes à Bruxelles et éclipsent sans peine tous les autres groupes d’intérêt pour les technologies numériques.
Bruxelles ferait mieux de mettre de l’ordre dans ses propres institutions plutôt que de faire le ménage sur Internet[8] ! Au CEN, l’Institut européen de normalisation[9], par exemple, de nouvelles normes ou de nouveaux droits sont créés en permanence, non pas par le corps législatif mais par la technostructure. Dans ce cas, il n’y a pas seulement un manque de création de droit par le pouvoir législatif, mais aussi un manque de contrôle par le pouvoir exécutif de l’État. Nous connaissons bien l’action bénéfique de l’Agence européenne des médicaments (EMA)[10] depuis l’autorisation conditionnelle des vaccins. Ce transfert des tâches de l’État aux groupes et aux lobbyistes conduit à une propagation incontrôlée des intérêts de la technostructure, qui échappe de plus en plus au contrôle de l’État.
Les logiciels des GAFAM pilotent l’exécutif
Ce processus est renforcé par la numérisation et les systèmes de contrôle autonomes. Ces systèmes de contrôle ne sont soumis à un contrôle humain qu’a posteriori, dans le meilleur des cas. Alors qu’ils s’autogèrent (on pense par exemple aux systèmes de gestion du trafic ou aux systèmes de gestion dans le secteur financier), le contrôle humain n’est plus possible. Or, ces commandes sont normatives et auto-exécutives et ont donc un impact direct sur les sociétés. Elles servent les intérêts de la technostructure qui les a créées et commencent ainsi à contrôler les personnes. Microsoft, par exemple, s’est déjà profondément implanté dans le travail de la police et de la répression, comme l’a révélé « The Intercept » il y a deux ans déjà : Microsoft a développé sa propre plateforme de surveillance de masse, le Domain Awareness System, pour le département de police de New York et l’a ensuite étendue à Atlanta, au Brésil et à Singapour. Le groupe a collaboré avec de nombreux fournisseurs de solutions de surveillance pour la police, qui exploitent leurs produits dans un « nuage gouvernemental » fourni par la division Azure de l’entreprise. En outre, l’entreprise fait progresser les plateformes de mise en réseau des opérations de police sur le terrain, y compris les drones, les robots et autres appareils[11][12].
L’utilisation de logiciels pour l’évaluation des preuves dans le domaine de la justice inquiète même les défenseurs les plus acharnés des directives légales basées sur l’IA. Lance B. Eliot, stratège en chef de l’IA chez Techbrium[13], a récemment mis en garde contre les fakes profonds basés sur l’IA qui sont utilisés « de manière impitoyable contre les avocats, les juges et les jurés »[14].
La numérisation nous contraint à une nouvelle forme de séparation des pouvoirs et de contrôle. Si les États et l’UE continuent à se laisser dicter leur conduite par la technostructure, la marche vers un système autoritaire et transétatique est tracée. C’est pourquoi il faut établir une séparation et un contrôle stricts entre les fournisseurs d’énergie, les exploitants de réseaux et les utilisateurs de programmes, qui ne devraient pas non plus être liés à des groupes et des fonds. Les États qui gèrent de tels réseaux ne devraient pas être autorisés à détenir des participations dans des entreprises qui exploitent des programmes d’IA. Les exploitants de réseaux de toutes sortes doivent être placés sous le contrôle de l’exécutif, comme les exploitants de réseaux d’énergie, tandis que les utilisateurs dans le domaine de l’IA doivent être placés sous le contrôle du pouvoir judiciaire. Mais le plus urgent est que les organisations non gouvernementales, quelle que soit leur forme, soient exclues de toute forme de monopole de l’État sur la violence.
PS : Ces dernières années, l’UE a dénoncé à grand renfort médiatique les dysfonctionnements de l’État de droit en Hongrie ou en Pologne. Elle a ainsi occulté le fait qu’elle est elle-même responsable de violations grossières du principe de l’Etat de droit. Devons-nous accepter des violations de la souveraineté dans les États membres au nom des intérêts politiques de pouvoir des élites de l’UE ? Ou tout le monde a-t-il déjà oublié la cause du Brexit ?
[1] https://migrate.lecourrierdesstrateges.fr/2022/06/23/lautriche-supprime-lobligation-vaccinale-par-ulrike-reisner/
[2] https://migrate.lecourrierdesstrateges.fr/2022/06/17/labstention-est-elle-le-debut-de-la-secession-par-ulrike-reisner/
[3] https://migrate.lecourrierdesstrateges.fr/2022/07/04/comment-se-debarrasser-du-gouvernement-sans-effusion-de-sang-par-ulrike-reisner/
[4] Kunig, P. Das Rechtstaatprinzip, Tübingen 1986
[5] https://www.cnews.fr/monde/2022-07-08/covid-19-la-justice-uruguayenne-ordonne-la-suspension-immediate-de-la-vaccination
[6] https://www.service-public.fr/particuliers/actualites/A14937
[7] https://www.euractiv.fr/section/economie/news/thierry-breton-donne-un-%E2%80%89apercu%E2%80%89-de-la-mise-en-oeuvre-du-dsa-et-du-dma-adoptes-par-le-parlement-europeen/
[8] https://www.theguardian.com/commentisfree/2022/jun/28/i-saw-first-hand-tech-giants-seduced-eu-google-meta
[9] https://www.cencenelec.eu/
[10] Ihnen wird die Macht eingeräumt, beispielsweise Arzneimittel zuzulassen (normative Wirkung mit weitreichenden Konsequenzen), ohne dass der Gesetzgeber jemals damit befasst ist
[11] https://theintercept.com/2020/07/14/microsoft-police-state-mass-surveillance-facial-recognition/
[12] https://theintercept.com/2022/06/18/dc-police-surveillance-network-protests/
[13] http://techbrium.com/
[14] https://www.lawyer-monthly.com/2022/03/is-artificial-intelligence-undermining-the-legal-system/
Vous inquiétez pas l’UE n’en a plus pour les longtemps! Hein Vladimir ?
La technostructure était constituée d’humanoïdes bien formatés, et remplaçables. Son contrôle démocratique et surtout les “démons” et lobbies qui l’habitent posent problème à mesure que les contrepouvoirs se bureaucratisent. C’est la société par décret (Michel Crozier 1979). Le remplacement de la technostructure par des intelligences simulées ou inintelligences artificielles pose un immense problème. L’expert peut-il se glorifier du robot dont il dépend? Reste la sagesse innée du peuple et des gens avant qu’ils soient assassinés et pillés par la techno. C’est le combat de survie d’aujourd’hui. Mais Macron et Zelensky privés de toute puissance et de gloire allument un brasier.
Lire à ce sujet l’excellent papier de Nicolas Bonnal — Leçon libertarienne no. 2, Joseph de Maistre et la prolifération cancéreuse des lois modernes — sur l’origine du monde moderne. Le modernisme n’est pas le fait de quelques personnages en vue de 2022. Non non, trop facile. Nous sommes tous des socialo francmacs présomptueux, voilà l’hideuse vérité qu’il nous faut affronter.
Mme Ulrike Reisner compte encore pouvoir limiter la technostructure par l’Etat de droit, c’est-à-dire en pratique par les juges des juridictions supérieures. C’est poursuivre une chimère, me semble-t-il. L’auteur constate d’ailleurs que la cour constitutionnelle d’Autriche ne joue pas le rôle qu’on pourrait en attendre. En fait, la préservation des libertés en Occident nécessite des contre-pouvoirs et les institutions judiciaires ne peuvent pas être sérieusement tenues pour tels. Il faut plutôt se tourner vers le contre-pouvoir naturel que constitue la communauté souveraine des citoyens. Cela suppose de réactiver la structuration bipolaire de la vie politique, autrement dit la dialectique classique entre gouvernés et gouvernants qui remonte à la cité grecque et dont il ne reste plus qu’une habile mise en scène. Michel Maffesoli se réfère à cette conception traditionnelle quand il invoque la notion de “puissance” instituante du peuple face au “pouvoir” institué des dirigeants. Il faut l’admettre, au-delà des apparences, nos Etats actuels sont structurés de façon unipolaire : le peuple n’est souverain que sur le papier, le souverain réel étant l’Etat lui-même (qui brade en outre cet attribut), véritable tautologie institutionnelle. On peut se demander si le contrôle de la technostructure est possible dans un Etat qui tourne ainsi le dos au principe de subsidiarité. Il semble bien que, si la technostructure échappe de plus en plus au contrôle de l’Etat, comme le déplore Ulrike Reisner en pointant la place inquiétante que s’arrogent les organisations non gouvernementales, c’est en dernière instance parce que l’Etat échappe lui-même au contrôle de la communauté politique. Celle-ci ne sortira de sa condition de souverain captif qu’en réaffirmant sa primauté et sa dynamique et en se faisant par conséquent la force instituante d’un Etat subsidiaire, plus facile à tenir en main et moins perméable. Ce serait là une voie plus fiable pour garantir les libertés.
Pour étoffer l’argumentaire de cet article, je vous invite à prendre connaissance de ce document consacré à ce même sujet, qui développe de manière substantielle les différents points évoqués ici, et en aborde de nombreux autres qui participent à renforcer la thèse de l’auteur de cet excellent article : https://www.academia.edu/82546753/Mieux_adapter_le_droit_et_les_institutions_aux_d%C3%A9fis_num%C3%A9riques_pos%C3%A9s_%C3%A0_l_Etat_de_droit_4_juill_2022_Patrice_Cardot