De tous les pays du monde, le plus «prometteur» en termes de capacité d’expansion, pour le pire ou pour le meilleur, semble indéniablement être la Chine. Pourtant, son modèle et sa situation stratégique recèlent de nombreuses faiblesses, dont ses ennemis pourraient se servir pour en réduire la menace. Nous prolongeons la réflexion entamée la semaine dernière avec Yves-Marie Adeline
Si les USA et l’Europe, à tort ou à raison, sont souvent qualifiés aujourd’hui de puissances «en déclin», ce n’est pas le cas de la Chine, qui ne cesse d’affirmer ses réussites et ses ambitions. Il est vrai qu’elle a effectué, depuis sa conversion au capitalisme de marché, suite à la célèbre phrase de Deng Xiaoping prononcée en 19621 et, plus encore, depuis son entrée dans l’OMC en 2001, un parcours tout à fait exceptionnel. Le taux de croissance moyen de son PIB a été de 13 % par an entre 2000 et 2008, et il est resté de l’ordre de 8 % en moyenne après 2008, même s’il a aujourd’hui baissé à 6,5 % en 2018, ce qui reste une performance très honorable.
LES RAISONS D’UN TAUX DE CROISSANCE ÉLEVÉ
D’abord, bien entendu, la capacité de travail exceptionnelle du peuple chinois. Dès que l’on met les pieds dans ce pays, on est frappé – au moins dans les endroits où l’on peut observer… – par la puissance, l’énergie, la rage de réussir, individuelle et collective, qui se dégage. Quelles que soient les injustices et les souffrances inévitablement induites par ce développement «à marche forcée», on ne peut que penser que les Chinois méritent leur réussite et que les dirigeants en méritent aussi leur part pour avoir su insuffler, à la différence de tant d’autres pays (dont le nôtre) un tel esprit de conquête et de fierté. Cela n’excuse évidemment pas le reste…
Ensuite, il est également indéniable que, jusqu’ici en tout cas, le système politique de la Chine, à la fois oligarchique, autoritaire et construit pour le temps long, a permis de faire et de tenir dans la durée des choix stratégiques qui se sont révélés très payants :
- Le premier d’entre eux a été de créer, en toute connaissance de cause, une industrie basée sur l’exportation. Comme dans d’autres pays avant eux2, ce modèle est basé sur un exode rural massif, qui impose de ruiner les paysanneries et d’en faciliter la migration vers les grandes villes, afin qu’elle puissent alimenter les industries en main-d’œuvre aussi bon marché et précaire que possible. Le coût social est terrible, mais le gain économique est énorme, tant pour les investisseurs industriels que pour le pays lui-même. Ainsi, la Chine a pu, sans subir les remontrances des pays occidentaux – oublieux dans ce cas des «droits de l’homme» et trop heureux de prendre au passage une partie de la marge – envahir le monde entier de produits à bas prix. Elle s’est également très intelligemment positionnée sur l’amont des chaînes de valeurs (matières premières, pièces, montage, etc.). Par exemple, elle tient, par la production de terres rares3 et par celle des panneaux photovoltaïques, toutes les filières «vertes», mais aussi numériques. Les acheteurs occidentaux, trop excités par l’appât du gain, en ont oublié toute prudence stratégique4. Ils ont ainsi permis à leurs fournisseurs chinois d’acquérir une position industrielle inexpugnable et d’exercer sur eux un chantage commercial et politique auquel ils ne peuvent résister. Aujourd’hui, nul doute que ces grands industriels occidentaux, et leurs gouvernements avec eux5, mangent, toute honte bue, dans la patte du dragon…
- Mais la Chine a fait mieux, en créant également, en aval des chaînes de valeur, un «appel» à la convoitise occidentale, qui est le deuxième volet de son chantage. En effet, elle a su – ce que nous-mêmes nous n’avons pas fait – conserver la maîtrise de son gigantesque marché intérieur. Ainsi, elle peut offrir à des distributeurs étrangers de produits ou de services qui ne sont pas (ou pas encore) ses concurrents, un accès à près d’un milliard de consommateurs, captifs qui plus est. Qui peut résister ? De même qu’elle a exigé, pour la production sur son sol, pour notre compte, de biens industriels complexes (trains, avions), que nous lui transférions nos technologies (ce que nous avons fait), elle a imposé que nos partenariats en Chine restent minoritaires, alors que nous lui accordons le droit d’être majoritaire chez nous. Les Chinois ont tout compris de la rapacité de nos entreprises occidentales et de la faiblesse de nos gouvernants, qui se sont empressés d’ouvrir nos marchés sans exiger la réciprocité.
- Cet avantage sert aussi les Chinois d’une autre façon. En effet, s’ils n’ouvrent pas en grand leur marché, c’est parce qu’il leur sert, nous l’avons vu, de «monnaie d’échange», sous une forme très valorisante pour eux, mais aussi parce qu’ils ne tiennent pas à ce que ce marché soit «colonisé» par les produits importés. À l’inverse de ce que nous faisons, ils laisseront entrer nos produits, peu à peu, lorsqu’ils seront sûrs que les leurs auront durablement pris la place et que les nôtres resteront minoritaires. Ils ne tueront pas comme nous la poule aux œufs d’or…
- Le troisième volet concerne les investissements financiers étrangers en Chine. En effet, ce gigantesque marché exige des investissements colossaux. La Chine peut donc, à loisir, «inviter» les grands financiers occidentaux, des fonds américains pour la plupart, à s’associer avec ses propres investisseurs, privés ou publics6, pour prendre une part des profits de sa croissance. De plus, le marché financier chinois étant plus qu’opaque, puisque n’y sont pas admises les agences d’audit et de notation occidentales, il est certainement très facile pour les autorités de proposer à leurs associés de masquer une partie de leurs profits ou même de les corrompre, en toute tranquillité.
Ces conditions extrêmement favorables ont attiré les grandes fortunes du monde entier (GAFAM, Big Tech, Big Pharma et fonds d’investissement en tête), qui y ont vu une «mine d’or» extraordinaire, au point qu’ils en ont souvent oublié leur honnêteté, leur patriotisme et jusqu’à leurs peuples. Il ne faut pas chercher plus loin la violence de l’expansion actuelle du mondialisme, qui a des ressorts très concrets, ni les raisons de l’arrogance des dignitaires chinois7. Ainsi, en une vingtaine d’années, ils ont pris, entre autres «conquêtes», une place majeure au sein de l’organisation interne des USA, avec la «participation» active du parti démocrate, et même du parti républicain8, sans même considérer le pillage de la technologie américaine par des milliers d’espions, ni les cyberattaques contre les organismes officiels (même s’ils ne sont pas les seuls !). Ils financent les universités, les entreprises, les ONG, les lobbies, et même les partis politiques. Aujourd’hui, à moins d’un sursaut – que Trump avait commencé9 –, on peut se demander si les Chinois, suivant en cela les préceptes de Sun Tsu, ne sont pas en passe de gagner la «guerre» sino-américaine10 sans avoir combattu.
DE NOMBREUSES FAIBLESSES
Pourtant, si l’on y regarde de plus près, leur position ne manque pas de faiblesses.
En premier lieu, leur positionnement stratégique est tout sauf confortable. Ils sont au milieu d’une sorte de «gué stratégique». En effet, on l’a dit, leur développement actuel est tout entier basé sur l’exportation, ce qui implique d’enrichir les cadres et les bourgeois des villes, mais pas les ouvriers et les paysans, ce qui serait désastreux pour les coûts de production. À l’inverse, le fait de développer le gigantesque marché intérieur, ce qui deviendra indispensable pour éviter la catastrophe qui proviendrait, en cas de tension forte avec l’étranger, d’une taxation généralisée de leurs produits, ou pire, d’une fermeture des marchés étrangers, implique d’enrichir (et aussi de protéger par les assurances sociales adéquates) l’ensemble de leur population, y compris les plus pauvres. Ainsi, les Chinois sont en position de risque, et ils vont le rester encore longtemps. S’ils restent une puissance essentiellement exportatrice, ils se mettent en danger. S’ils veulent développer leur marché intérieur, ce qui les protégerait, ils devront modifier totalement leur modèle, et ils s’affaibliront commercialement. Dans tous les cas, pendant cette transition (qui durera dix ou vingt ans), comme un bernard-l’hermite qui change de coquille, ils resteront vulnérables.
Un autre des risques du pays est «l’effet de ciseaux». En effet, comme il est logique, le taux de croissance annuel du PIB chinois ne cesse de baisser avec le temps. Après 13 % de moyenne, puis 8 %, il est aujourd’hui autour de 6,5 %, et la baisse continue. Par ailleurs, la politique de puissance chinoise (dépenses militaires, infrastructures, investissements pharaoniques des «Routes de la soie») coûte de plus en plus cher. À un moment donné, la croissance risque de ne plus être suffisante pour payer le développement. Enfin, le contrat tacite qui lie le gouvernement chinois et son peuple est «contrainte politique contre développement». Tant que le pays réussit, les Chinois acceptent, collectivement, les multiples atteintes à leurs libertés. Mais si demain, le gouvernement chinois ne remplit plus sa part du contrat, les populations, habituées qu’elles sont (tout du moins pour une part d’entre elles) à de meilleures conditions de vie, accepteront-elles le marasme économique, la «crise», la panne de l’ascenseur social ? Ne risquent-elles pas de se révolter ? D’autant plus qu’à partir de 2030, l’implosion démographique due aux conséquences de la politique de l’enfant unique entraînera une forte hausse des retraités et une baisse de la population active. Comment le marché intérieur, la consommation, l’emploi, les salaires, vont-ils réagir ? Tant que l’économie fonctionne, que le pays croît, l’équilibre politique est maintenu. Si ce n’est plus le cas, rien ne dit que l’union apparente des oligarques profiteurs au sein du PCC ne se rompra pas. La Chine, qui n’a pas l’habitude des arbitrages politiques démocratiques, saura-t-elle, dans ce cas, se «réinventer» ? Au vu des habitudes prises, rien n’est moins sûr.
Un troisième risque concerne l’équilibre entre politique et «business» et les rapports qu’entretiennent les dirigeants avec leurs propres hommes d’affaires. Récemment, l’affaire Jack Ma a été un signe très concret de cette faiblesse11. En effet, jusqu’ici, l’une des forces du pays a été la bonne entente stratégique entre l’État et les grands businessmen. Aux premiers les priorités stratégiques, aux seconds le dynamisme économique. Cette «alliance» a été l’une des clefs du «miracle» chinois. Mais, comme il est logique, à partir du moment où les milieux d’affaires deviennent très puissants, les choses se font plus compliquées, chacun des deux pouvoirs cherchant la primauté. Dans le cas de Jack Ma, la réaction du gouvernement a été très brutale, tendant à montrer, comme l’a dit un analyste, que, pour le pouvoir politique, le secteur privé n’est guère que «de la viande» pour se servir à manger. Si, comme cela peut le faire craindre et comme la personnalité de Xi Jinping peut le laisser penser, le pays s’éloigne trop de la ligne politique «équilibrée» définie par Deng Xiaoping et se rapproche du socialisme «pur et dur» d’autrefois, tout le système économique12 pourrait en être affecté, avec les conséquences les plus désastreuses pour le dynamisme chinois.
Enfin, un dernier risque est l’orgueil chinois et la perte du sens du temps long. En effet, les Chinois sont, et à juste titre, extrêmement fiers de leur parcours magistral. Ce qu’ils ont fait en vingt ans est, il faut le reconnaître, assez extraordinaire. Mais le danger serait qu’ils en oublient l’humilité, et qu’ils en viennent à mépriser les autres : l’Inde, qui ne fait pas aussi bien, l’Afrique, très en retard dans son développement, la faible Europe, qui se couche devant eux, et même les USA qui, une fois Trump parti13, ne leur résistent plus aussi fermement. Politique du fait accompli en mer de Chine méridionale, pression de plus en plus violente sur Hong Kong et Taïwan, le Xinjiang et le Tibet, poursuite «à marche forcée» et «piège de la dette» de ses partenaires (au Sri Lanka et à Djibouti, notamment) des Routes de la soie, activisme politique et commercial tous azimuts, la Chine risque de perdre sa patience et son sens du temps traditionnels.
On dit que la Chine est «l’Empire du Milieu» et qu’elle n’a pas d’ambitions hégémoniques. Mais, on le sait bien, «l’appétit vient en mangeant»… S’ils vont trop vite, les Chinois risquent de réveiller la peur chez les autres, de sortir de la «guerre tiède» qui leur a si bien réussi et de provoquer de vives réactions de défense. Leur puissance est surtout commerciale. Comment résisteront-ils à une tension véritable et durable, à un «containment» politique et commercial strict ? Sont-ils capables, pour l’éviter, de refuser la fuite en avant, de faire «profil bas», de refréner leurs appétits et d’attendre, comme Sun Tsu et le jeu de go l’enseignent, jusqu’à étouffer peu à peu leurs adversaires ? Rien n’est moins sûr.
La Chine est aujourd’hui à la croisée des chemins, entre réussite et échec, expansion et déclin14. Elle paraît forte, et à bien des égards, elle l’est, mais elle recèle de nombreuses faiblesses, dont des adversaires déterminés pourraient se servir, à condition de le vouloir. Si elle se laisse envahir par l’hubris, il se pourrait bien qu’elle le regrette, et nous-mêmes aussi, si nous n’y prenons pas garde. En effet, en géopolitique, la paix n’existe jamais. Par contre, l’équilibre des forces peut en tenir lieu valablement. Lorsque cet équilibre est rompu, par orgueil des uns ou par faiblesse des autres, le pire est à peu près certain.
1 – «Peu importe la couleur du chat, blanc ou noir, du moment qu’il attrape les souris». En clair : peu importe, en réalité, que l’on soit ou non un «bon communiste» du moment que l’on s’enrichit et que l’on enrichit le pays. Message reçu 5/5, jusqu’ici, par les Chinois…
2 – Par exemple, la France après la Révolution, les grandes puissances occidentales au XIXe/ siècle, la Turquie, à partir de 1988, après la guerre Iran-Irak.
3 – Une industrie extrêmement polluante. Voir : Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, Actes Sud, 2018.
4 – Et d’abord celle consistant à diversifier leurs sources d’approvisionnements. Si demain la Chine, lorsque nous aurons converti toutes nos voitures à l’électrique, décide d’attaquer directement nos clients, comme elle l’a fait avec les panneaux photovoltaïques, elle mettra toutes nos industries automobiles par terre. Une fois accomplie la stupidité stratégique de créer les conditions de notre propre faillite et d’en donner les clefs aux Chinois (ce que nous faisons résolument !), quel gouvernement occidental pourra résister à leur chantage ? Sommes-nous encore capables de réfléchir ?
5 – C’est la raison pour laquelle, en dépit des menaces qui se font jour et sous la pression plus qu’intéressée de l’Allemagne, l’Europe vient de signer, il y a quelques semaines, un grand traité de commerce et d’investissement avec la Chine.
6 – En Chine, la frontière entre public et privé est très floue. Une entreprise dite «privée» peut être soutenue, de façon masquée, par de l’argent public. De même, une entreprise officiellement publique peut comporter, si elle est profitable, des capitaux de dignitaires «amis». En l’absence de contrôles indépendants et de toute presse ou parole libre, seuls les oligarques connaissent la vérité.
7 – Qui font part ouvertement de leurs accointances avec les plus hauts décideurs de Wall Street pour «réparer» le Président des USA lorsqu’il arbitre en leur défaveur. Voir sur Youtube.
8 – Par exemple, le député démocrate Éric Swalwell entretient depuis plusieurs années une liaison avec une chinoise identifiée comme une espionne, alors qu’il est toujours membre de la communauté fédérale du Renseignement. Ou encore, le chef de la majorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell lui-même, est marié avec une chinoise, elle-même anciennement secrétaire d’État aux Transports, alors que sa famille a fait fortune (dans le transport maritime) avec l’appui du PCC chinois. Il existe de multiples exemples du même type. Voir sur Youtube.
10 – Une guerre qui n’est ni «froide», ni «chaude», mais plutôt «tiède», essentiellement politico-commerciale, ce qui la rend difficile à décrypter.
11 – Fondateur du Groupe Ali Baba, Jack Ma est le principal homme d’affaires chinois. À l’automne 2020, il a déclaré que l’on pouvait «s’aimer avec le gouvernement sans pour autant être mariés». Traduction : Jack Ma souhaitait qu’on le laisse faire ses affaires sans le contraindre, sous réserve qu’il ne se mêle pas de politique. Le gouvernement l’a très mal pris : l’une de ses sociétés, Ant Group, a été violemment attaquée par l’État (blocages administratifs, chute en bourse). Jack Ma a lui-même disparu pendant plusieurs mois.
12 – Le temps de l’incompétence et de la folie administrative maoïstes n’est pas si loin…
N’oublions pas que la Chine est entrée dans la mondialisation par l’action, dès les années 50, des mondialistes américains – notamment la famille Rockefeller â l’origine du Chinese People´s Institute of Foreign Affairs (CPIFA), sorte d’homologue du CFR. La réunion de la Trilatérale à Pékin en 1981 concrétisa ces travaux.
Autrement dit le développement économique de la Chine et l’enrichissement de grandes entreprises américaines sont imbriqués dans le projet politique de nouvel ordre mondial.
Et la Chine a bien su profiter de cette situation… et les dirigeants occidentaux inféodés au mondialisme sont admiratifs du régime chinois au point de vouloir maintenant nous l’imposer…
Cher Monsieur,
Je suis absolument d’accord avec vous. J’avais en son temps produit un autre article dans la revue Le Nouveau Conservateur, qui s’écrivait ce fait. Le voici : https://lenouveauconservateur.org/rubriques/politique-etrangere/le-systeme-par-francois-martin/
Bien cordialement,
François Martin