L'utilisation de l'intelligence artificielle à l'interface entre l'homme et la machine (réalité virtuelle) ne cesse de progresser. Les États s'allient à la technostructure pour contrôler la pensée, les sentiments et les actions des hommes. La liberté de parole ainsi que la libre expression et la diffusion publique d'une opinion sont ainsi éradiquées.
« Les humains jouent un jeu contre l’ennemi juré, la désorganisation. Ce diable est-il manichéen ou augustinien ? Est-il une force contraire opposée à l’ordre ou est-il l’absence même d’ordre ? »
Norbert Wiener, à qui l’on doit ces mots, était un mathématicien et philosophe américain et est considéré comme le fondateur de la cybernétique. John Gray consacre quelques réflexions à Norbert Wiener et à ses pensées sur la relation entre l’homme et la machine dans son livre « The Soul of the Marionette ». Pour Wiener, écrit Gray, la science était un jeu contre la nature : la question de savoir si la nature était un démiurge malveillant ou une simple absence d’ordre restait ouverte. Même dans ce dernier cas, la nature présente une forme d’intelligence, et il n’y a aucune raison d’exclure qu’il en soit de même pour les machines.[1]
Si la nature pouvait produire des machines intelligentes sous la forme de l’espèce humaine, écrit encore Gray, le processus d’évolution se poursuivrait chez les machines. Il pourrait y avoir un jeu entre les hommes et les machines, ce jeu aurait pour conséquence que les machines dépassent la compréhension de leurs inventeurs humains.
Dans ma récente contribution sur la fin de la liberté d’expression, j’ai abordé le fait que les États s’allient à la technostructure pour entraver ou perturber la communication et la liberté d’information. [2] Ce texte, qui est le troisième et dernier de cette mini-série, traite de l’étape suivante : l’alliance entre les États et la technostructure pour orienter la communication dans la direction souhaitée et contrôler ainsi le comportement des gens. L’utilisation de l’intelligence artificielle à l’interface entre l’homme et la machine (réalité virtuelle) ne cesse de progresser. Je ne peux pas répondre à la question de savoir si cela signifie la fin de la « volonté libre » (si tant est qu’une telle volonté libre existe). Mais si le « désordre » et « l’incontrôlable » dans la communication humaine sont systématiquement éradiqués, cela signifie la fin de la liberté d’information et d’expression.
La grande affaire
Laurent Aventin l’a récemment résumé en évoquant l’utilisation des micropuces et des nanoparticules en médecine : « Les progrès de la bio-informatique permettent de pirater l’esprit d’une personne, ce que la très grande majorité des citoyens considère comme de la science-fiction.»[3]
Ce dont nous parlons ici est une grande affaire avec, aussi sarcastique que cela puisse paraître, un énorme potentiel. Elon Musk et huit autres investisseurs ont fondé en 2016 l’entreprise de neurotechnologie Neuralink[4], afin de développer ce que l’on appelle une interface cerveau-ordinateur. Cette interface permet la communication entre le cerveau humain et les ordinateurs. La puce peut être implantée chirurgicalement dans le crâne par un robot piloté par un neurochirurgien. Comme pour toutes les interventions massives dans l’intégrité humaine, l’accent est mis en premier lieu sur le bénéfice individuel. Ainsi, l’objectif déclaré à court terme de Neuralink est de pouvoir mieux traiter les maladies graves du cerveau et du système nerveux central. Mais les objectifs à long terme comprennent entre autres l’amélioration technique du corps humain (« human enhancement »), afin de pouvoir suivre les progrès du développement de l’intelligence artificielle. Il ne s’agit ni d’un secret ni d’une théorie du complot. Ce qui est perfide – Edouard Husson l’a évoqué en prenant l’exemple du Forum Alpbach [5]– c’est que la majeure partie des informations relatives à ce développement est librement accessible. L’interface entre l’homme et la machine est déjà une réalité !
En 2010, le projet VERE[6] (Virtual Embodiment and Robotic Re-Embodiment) a été lancé avec un soutien de 10 millions d’euros de l’UE. Grâce à de nouveaux canaux sensoriels et à l’intégration de la réalité virtuelle et de la robotique, l’équipe du projet a découvert qu’il était possible de donner à l’homme l’illusion suivante : Un corps dans la réalité virtuelle ou un corps robotique réel est perçu comme son propre corps lorsqu’il se comporte en accord et en synchronisation avec ses propres mouvements. Il a déjà été prouvé que cela fonctionne même sur de grandes distances. Ainsi, un participant à l’étude en Israël a été « transféré » avec succès dans un robot en France. Des patients souffrant de lésions de la moelle épinière en Italie se sont imaginés dans des corps robotisés en Japon.
Mais le grand commerce ne se fait pas seulement dans la douleur et la souffrance, mais aussi dans le plaisir. Dans le cadre du projet VERE, Michael Mandary s’est intéressé de près aux illusions corporelles. Le magazine allemand Der Spiegel a interviewé Mandary à ce sujet en 2016. Quelle est la différence entre s’imaginer avoir des relations sexuelles avec son voisin et s’imaginer que cela fait partie d’une expérience de réalité virtuelle ? Réponse de Mandary : « Dans la réalité virtuelle, c’est beaucoup plus réaliste. Vous avez “l’illusion du lieu”, “l’illusion d’incarnation”, ce ne serait pas un fantasme. Vous auriez l’impression d’y être. La technologie VR trompe notre cerveau et nous donne le sentiment que ce qui se passe dans la réalité virtuelle se passe réellement ! »[7]
La mesure du cerveau
La technostructure s’empare de l’organe le plus complexe que la nature ait créé : celui du cerveau humain. Il y a dix ans, la revue Neuron présentait le « Brain Activity Map Project »[8] comme « un projet public international à grande échelle visant à cartographier toute l’activité neuronale et à reconstruire entièrement les circuits neuronaux ». Les chercheurs voulaient développer des moyens de mesurer « chaque potentiel d’action (spike) de chaque neurone » afin de comprendre comment des pensées complexes sont générées par le feu de ces neurones.
L’administration Obama en a fait un « grand projet américain »: l’initiative BRAIN[9] (Brain Research Through Advancing Innovative Neurotechnologies®) vise, selon ses propres termes, à révolutionner la compréhension du cerveau humain. Il va sans dire que les deux principaux acteurs de ce projet sont la DARPA[10] et l’IARPA[11]. L’armée et les services secrets américains sont en première ligne lorsqu’il s’agit de développer l’intelligence artificielle, l’apprentissage automatique, les ordinateurs quantiques et la biologie artificielle.
Dans le cadre de l’initiative BRAIN, la prochaine étape consistera à quantifier davantage les comportements humains complexes et à les relier aux cartes neuronales du cerveau et aux enregistrements de l’activité cérébrale. De nouveaux fonds ont récemment été annoncés pour les chercheurs chargés de développer la prochaine génération d’instruments afin d’étudier la manière dont les réseaux neuronaux génèrent le comportement, les pensées et l’humeur humains.[12]
Il existe également une variante européenne à ce sujet : le Human Brain Project.[13] Dans une publication récente sur le thème « Deploying and Optimizing Embodied Simulations of Large-Scale Spiking Neural Networks on HPC Infrastructure », on peut lire l’objectif de la recherche :
« Bien qu’il existe des théories décrivant comment l’architecture du cerveau et l’activité neuronale soutiennent les capacités cognitives de haut niveau spécifiques à l’homme, telles que le bon sens, la capacité de généralisation et la conscience de soi, leur validation expérimentale in vivo est généralement impossible pour des raisons à la fois techniques et éthiques. (…) Pour que le cerveau simulé puisse rivaliser avec les données collectées par les êtres vivants, il faut lui donner la possibilité d’interagir avec un environnement dynamique, physiquement réaliste et sensoriellement riche. C’est ce que nous appelons l’incarnation ».[14]
L’architecture de simulation est actuellement préparée de manière à être accessible à tous. En bref, la communauté scientifique internationale, composée (encore) d’« êtres vivants », est appelée à se connecter à ce « super cerveau » afin de partager avec lui le plus grand nombre possible de ses expériences et de ses capacités.
L’appât doit avoir du goût
L’interface entre l’homme et la machine est une réalité. Pourtant, les implants à micropuce suscitent le malaise chez de nombreuses personnes. Différentes stratégies sont donc nécessaires pour convaincre les « êtres vivants » de leurs avantages. La peur et l’inquiétude pour sa propre vie et sa santé en font partie – nous avons pu observer de manière exemplaire ces dernières années comment cela peut fonctionner.
Mais il sera encore plus efficace de prendre l’homme là où il est le plus vulnérable : dans ses désirs de sensations agréables, son besoin de sécurité émotionnelle, sa tendance à se tromper, ses peurs et ses espoirs irrationnels. C’est là que la technologie VR industrielle peut cibler à grande échelle le système de récompense émotionnelle. La manipulation des gens par la réalité virtuelle augmentera dans la mesure où elle fera en sorte que notre cerveau libère une combinaison appropriée de neurotransmetteurs qui provoqueront en nous ce dont nous sommes le plus avides : Récompense, joie et sentiment de bonheur.[15] Seulement, ces sentiments n’auront plus rien à voir avec le monde réel !
Notes
[1] John Gray, The Soul of the Marionette. A Short Enquiry into Human Freedom, Penguin 2016, 102-103
[2] https://migrate.lecourrierdesstrateges.fr/2022/08/19/fin-de-la-liberte-dexpression-2e-partie-marchandisation-et-censure-main-dans-la-main-par-ulrike-reisner/
[3] https://migrate.lecourrierdesstrateges.fr/2022/08/25/micropucage-des-enfants-et-nanotechnologies-dans-les-injections-anti-covid-une-realite-quils-ne-cachent-plus-par-laurent-aventin/
[4] https://neuralink.com/
[5] https://migrate.lecourrierdesstrateges.fr/2022/08/22/un-mini-davos-autrichien-le-forum-dalpbach-par-edouard-husson/
[6] https://cordis.europa.eu/article/id/182982-real-life-meets-scifi-the-embodiment-station/fr
[7] https://www.spiegel.de/kultur/gesellschaft/virtual-reality-sex-was-wir-dort-erleben-fuehlt-sich-echt-an-a-1119504.html
[8] https://www.cell.com/neuron/fulltext/S0896-6273(12)00518-1
[9] https://braininitiative.nih.gov/
[10] https://www.darpa.mil/
[11] https://www.iarpa.gov/
[12] https://www.psychologytoday.com/ca/blog/psychology-through-technology/202208/mapping-the-brain-the-future-neuroscience
[13] https://www.humanbrainproject.eu/en/
[14] https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fninf.2022.884180/full
[15] https://larsjaeger.ch/english/
Message au CdS, merci pour votre travail très sérieux, mais ce serait pas mal, si vos auteurs pouviez préciser d’entrer en combien de parties compte-t-ils développer leurs articles…
Une partie de ma famille vit dans une zone blanche et je leur fait régulièrement passer des petits dossiers d’info en PDF.
Et puis, c’est souvent pratique de glisser un lien pour revenir aux précédents billets, surtout lorsque l’auteur a fait durer le suspense, comme ici, sur 11 jours !
Merci bien
“Récompense, joie et sentiment de bonheur :ces sentiments qui n’ont plus rien à voir avec le monde réel” ….
En somme la sécrétion d’endorphines télécommandée ! Les moutoxicos vont adorer , mieux que panem et circences !
En lisant cet article, je me disais que mon cerveau, imperméable à la pub et à l’endoctrinement, l’est aussi à l’immersion dans le virtuel. Sans doute à cause du fait que j’ai lu énormément dès mon plus jeune âge ; du coup, chaque fois que j’ai eu l’occasion d’une expérience virtuelle, j’ai pu m’amuser tout en restant en retrait : je notais les imperfections, je me mettais à la place des concepteurs, je décryptais leurs intentions… exactement comme lire nous y habitue, en nous rendant à la fois explorateurs et analystes. C’est un outil de prise de distance, un remède contre la manipulation. D’où, sans doute, le sabotage méthodique de la lecture dans les sociétés occidentales.
Le smartphone et l’ordinateur transforment structurellement le cerveau de nos enfants, comme le fit le crayon sur les peuples primitifs et l’imprimerie sur les peuples moyenâgeux. L’admettre est déjà une victoire comme on a su adapter la culture ancestrale à la radio et à la télévision. N’oublions jamais que les outils ne sont que des vecteurs de culture, pas la culture. Les profs et académiciens ont eu un immense tort de se battre contre Wikipedia, ils auraient dû l’investir. Ce qu’ils font maintenant en se l’appropriant. Je lis toujours mes livres en papier, une immense bibliothèque et discothèque. Mais je lis aussi beaucoup sur les écrans. L’essentiel n’est-il pas… la lecture ? Le mal, c’est le jeu s’il devient monopole éducatif des élites pensantes (Micron, sa télé, ses stars et divertissements, ses JO) comme à Rome. Car comment abêtir plus efficacement la population ?