Great Reset, chapitre VII ! Nous abordons aujourd'hui un chapitre qui approfondit des questions déjà évoquées dans d'autres chapitres : la question de l'écologie et du Great Reset. Mais le texte de Schwab et Malleret l'aborde ici sous un oeil nouveau. Il détaille de façon saisissante comment, selon les auteurs, les "gouvernants éclairés" doivent instrumentaliser la pandémie pour imposer des mesures comme le confinement grâce auquel les comportements des individus changeront durablement. De là à suggérer que le confinement soit artificiellement entretenu pour imposer des changements économiques majeurs, il n'y a qu'un pas. Un chapitre à lire de toute urgence.
Some leaders and decisionmakers who were already at the forefront of the fight against climate change may want to take advantage of the shock inflicted by the pandemic to implement long-lasting and wider environmental changes. They will, in effect, make “good use” of the pandemic by not letting the crisis go to waste.
Schwab and Malleret, The Great Reset Tweet
Jusqu’ici, le Great Reset s’est essentiellement présenté comme un ouvrage de “vision”, de prospective, qui indique la ligne à atteindre : un régionalisme mondial avec des coopérations entre régions pour tourner la page de l’Etat-nation, un modèle d’économie écologique qui préserve les intérêts constitués du grand capital, une conception très dirigée de la société, où la surveillance prend le pas sur la liberté. Mais le Great Reset ne nous dit rien sur la façon de parvenir à cette société rêvée qui nous est décrite.
Le “comment”, c’est-à-dire le mode d’emploi à suivre pour accéder à la société du Great Reset est décliné dans les chapitres qui suivent, à commencer par le chapitre 5 que nous analysons maintenant, qui traite de la “Grande Réinitialisation environnementale”. Il ne s’agit plus ici de savoir où aller, mais quel chemin suivre pour partir de là où nous vivons aujourd’hui, pour arriver au monde de demain. C’est maintenant que la question écologique prend tout son sens. Nous nous sommes interrogés précédemment sur les raisons profondes de la conversion de Davos à l’écologie. Nous avons éprouvé quelques peines à suivre le fil logique de ce mouvement, même si nous avons souligné que les nouveaux modes de consommation induits par l’écologie, en particulier l’économie circulaire, apparaissaient sans doute comme le pis-aller acceptable pour sauver un modèle de profit dans les sociétés de demain. Mais il nous manquait une grande vision, une grande compréhension de cette conversion opérée par tout ce que le monde compte d’intelligence commerciale.
Cette grande intuition du “pourquoi” apparaît plus clairement dans le chapitre que nous abordons. Là encore, Malleret et Schwab sont fidèles à leur pensée labyrinthique qui suggère les choses sans jamais les dire. Mais si nous prenons le temps de reconstituer leur raisonnement, nous voyons apparaître le chemin de crête qu’ils ont parcouru pour formuler leur étrange raisonnement. Nous allons tenter de le restituer ici.
Une pensée tournée vers la gestion des risques
Nous avons déjà remarqué, sur la question des inégalités, que la pensée de Malleret et Schwab ne s’ordonne pas autour d’un impératif catégorique au sein kantien du terme : on ne trouve pas ici un raisonnement de l’ordre de ce qu’il faut faire, de ce que le devoir moral nous imposerait de réaliser ou d’écarter. Schwab et Malleret procèdent autrement : ils examinent ce que l’histoire impose, ce qui est inévitable, ce qui est évitable, et tente de redéfinir leurs objectifs et leurs intérêts au vu de ce que ce grand mouvement de la société des hommes nous réserve probablement sans que nous y puissions grand-chose.
La pensée du Great Reset n’est donc pas une pensée du devoir moral, mais plutôt une pensée du risque : que risque-t-il de nous arriver qui ne soit pas dans nos intérêts, et éventuellement comment le combattre ou comment le transformer en opportunité ? Dans leur analyse, Schwab et Malleret identifient trois risques majeurs qui déterminent l’avenir des sociétés occidentales : le réchauffement climatique, l’effondrement de notre écosystème et la pandémie. Pour les auteurs du Great Reset, ces trois “piliers” permettent de cartographier les éléments fondamentaux de l’histoire de demain. Dans leur esprit, l’Occident aura à se battre contre ces trois dangers, et notre destin est désormais lié à notre capacité à relever ses défis en même temps.
Sur cette triade, il n’est pas inutile de s’appesantir un peu, car un petit procès d’intention sans grande audace nous permet de soupçonner Schwab d’accorder plus d’importance ou de gravité à l’effondrement de “l’écosystème” qu’aux deux autres risques. Les adeptes du Forum de Davos peuvent bien entendu être des amoureux de la nature. On peut toutefois supposer que leurs intérêts vitaux passent beaucoup plus immédiatement par la préservation d’une organisation économique qui leur profite, plutôt que par la promotion d’un modèle de développement où leurs déplacements en jet privé ou en voiture polluante seraient vécus comme des agressions en bonne et due forme contre l’avenir de l’espèce humaine.
Ce qui est intéressant dans leur démarche, c’est la profonde corrélation qui est établie entre au moins deux termes du problème : le réchauffement climatique risque de précipiter l’effondrement de notre écosystème, comme l’annoncent les collapsologues. Il ne faut donc pas lutter contre le réchauffement climatique parce qu’on aime la nature, mais pour empêcher une catastrophe qui balaierait le capitalisme. Une fois de plus, la clé du raisonnement du Great Reset se trouve dans la grande stratégie défensive du profit, et des efforts qu’il faut faire pour préserver un modèle menacé par les changements de consommation. Au fond, la nature n’a pour intérêt premier que l’arrière-fond qu’elle offre à la prospérité de certains humains, en particulier de ceux qui fréquentent le Forum de Davos. En ce sens, tout ce qui menace la nature menace le forum, et devient donc un enjeu.
Sous ce prisme, on décodera donc certaines phrases imprudemment lâchées dans un livre qui prend pourtant soin de brouiller les pistes. Par exemple : “les petits gestes individuels (consommer beaucoup moins, ne pas prendre la voiture ou l’avion) sont de peu d’importance comparés au volume d’émissions générés par l’électricité, l’agriculture et l’industrie, les “gros émetteurs” qui ont continué à travailler durant les confinements”18. Cette remarque est intéressante, parce qu‘elle souligne la vraie préoccupation en creux de Malleret et Schwab. Au fond, la lutte contre le CO2 ne dépend pas des comportements individuels, mais du modèle de développement économique que nous suivons ou suivrons. Tant que nous aurons des usines, des avions, des centrales électriques, des systèmes agricoles hyper-industrialisés, nous produirons des gaz à effet de serre en quantité déraisonnable, que la population se serre la ceinture ou non. Raison de plus pour penser dès maintenant la mutation du modèle, tout en ne ménageant aucun effort pour rendre le plus supportable possible la transition que nous entamons.
Le Great Reset vise donc à anticiper avant tout l’effondrement général dû à une mauvaise gestion du risque climatique. Et dans ce cadre, les gouvernements doivent à la fois organiser l’évolution du système économique et mobiliser les populations autour de cet enjeu. Simplement, comme le soulignent Schwab et Malleret, le risque climatique, comme le risque “collapsologique”, sont des risques longs et difficiles à cerner pour les populations. Ils font donc difficilement levier pour justifier une accélération du temps et des réformes douloureuses.
L’intérêt du risque pandémique
De ce point de vue, le risque pandémique est beaucoup plus commode que le risque climatique ou écosystémique. Il est immédiatement perceptible et compréhensible par les populations. On peut attraper le virus. On peut tomber malade. On peut en mourir, au besoin intuber pendant plusieurs jours, en état de détresse respiratoire avancée. Voilà qui est concret, visible, et dissuasif.
Le COVID-19 possède donc une vertu : il est incontestablement visible et menaçant. Après tout, dans l’hypothèse d’un réchauffement climatique, nul ne sait quand son bout de jardin ou son petit bout de paradis sur terre sera submergé par les tempêtes, les criquets, ou les eaux. Avec le virus, le danger est immédiatement perceptible, et d’une gravité suffisante et suffisamment urgente pour que chacun soit obligé de réagir tout de suite. “Alors que, face à une épidémie, une majorité de citoyens sera d’accord avec la nécessité de mesures liberticides, ceux-là résisteront à des mesures contraignantes dans l’hypothèse de risques environnementaux où l’évidence peut être contestée”19. Schwab et Malleret n’ont ici pas besoin de développer la totalité de leur argumentation pour que l’on comprenne la mineure du raisonnement : l’épidémie permet de faire passer des mesures d’urgence impossibles à imaginer avec le risque climatique.
Donc… si l’on profitait de l’épidémie pour prendre des mesures qui accélèrent la transition énergétique.
Ces mesures peuvent être imposées sous une forme directe ou indirecte. Dans la forme directe, il s’agit, par exemple, de financer le développement d’une industrie verte. Dans la forme indirecte, il s’agit, par le truchement du confinement par exemple, d’imposer des modes de consommation différent qui prépare le sauvetage de notre écosystème. “Aller moins souvent au travail, pratiquer plus le télétravail, faire du vélo ou marcher plutôt que de conduire pour garder l’air de nos villes aussi pur que durant le confinement, voyager plus près de chez soi : tout cela, cumulé en masse, permettrait de réduire les émissions de carbone”20. On comprend le cheminement de la réflexion : et si on utilisait le confinement pour imposer un mode de vie plus écologique ? Si l‘on utilisait le risque immédiat de la pandémie pour gérer le risque plus durable, plus complexe, du réchauffement climatique, en imposant les bons réflexes au nom de la santé ?
L’instrumentalisation économique de la crise sanitaire n’est ici pas un mystère et, à coup sûr, elle ne manquera pas de nourrir les procès “conspirationnistes” qui sont dressés contre le Great Reset. L’épidémie est l’occasion d’une remise à plat économique radicale, au nom de la santé, même si la santé n’y est pour rien.
Pandémie et casuistique du pouvoir
On lira avec amusement la casuistique que Schwab et Malleret dressent des différentes façons de gérer le virus et la pandémie, pour en tirer le meilleur parti politique. Pour se régaler, on lira l’ouvrage des pages 110 à 113, où les quatre attitudes possibles sont décrites comme s’il s’agissait d’un mode d’emploi IKEA.
Ainsi, Schwab et Malleret mettent en avant la stratégie du “leadership éclairé”, qui consiste à instrumentaliser sans vergogne l’épidémie pour préparer un changement de modèle économique. Nous citons, en exergue de ce chapitre, le passage que les deux auteurs consacrent à ces “visionnaires”, avec cette mention forte : “Ils feront en effet “bon usage” de la pandémie en ne laissant pas la crise la gaspiller”21. On comprend bien ce que cela signifie : ces dirigeants éclairés exploiteront toutes les possibilités offertes par la pandémie pour modifier leur modèle de société. Ce peut par exemple être l’occasion de développer des énergies propres. Nous ne sommes pas ici très loin de l’inspiration très française du plan de relance, où le développement de l’hydrogène occupe la part belle…
Mais le Great Reset propose des usages alternatifs ou plus modérés de la pandémie. Ainsi en va-t-il de la simple prise de conscience du risque : l’épidémie permet de mesurer le risque auquel nous nous exposons en ne suivant pas les avis scientifiques. Le “COVID-19 nous a prouvé avec évidence que nous ignorons la science et l’expertise à notre propre péril, et que les conséquences de nos actions collectives peuvent être considérables”22. Là encore, ce passage nourrira des angoisses complotistes. Ainsi donc, l’omniprésence des médecins, des scientifiques, dans les media mainstream, dans les comités Théodule réunis par les gouvernements pour décider de confiner les populations, ferait partie d’une stratégie globale de communication destinée à nous convaincre qu’une société conduite par des scientifiques fonctionneraient mieux qu’une société conduite par des élus ?
Un autre volet d’utilisation que Schwab et Malleret proposent de faire de l’épidémie ne manquera pas, lui non plus, de faire réagir tout ce que l’opinion publique compte de complotistes : l’épidémie est l’occasion de changer les comportements ordinaires des individus. Le cas typique de cette rupture est produit par le télétravail. Cette nouvelle façon de travailler remporte toutes les faveurs des concepteurs du Great Reset, officiellement parce qu’elle serait plus écologique. Mais… l’ensemble de l’argumentation est loin d’être expliqué ici.
Dans tous les cas, on voit comment le Great Reset ne cache pas sa volonté d’instrumentaliser l’épidémie pour modifier les comportements individuels, y compris sur un plan professionnel.
Au cœur de l’instrumentalisation du risque épidémique
Globalement, le Great Reset environnemental qui est proposé par Schwab et Malleret porte donc assez mal son nom. Selon la structure relativement peu homogène du livre que nous avons évoquée dans les premiers chapitres, la vision environnementale du Great Reset consiste essentiellement à promouvoir l’économie circulaire, sans beaucoup d’autres détails. Certains y verront d’autant mieux une forme d’écologie superficielle qu’elle vise à promouvoir les structures de profit acquises jusqu’ici.
Mais sous l’étiquette de Great Reset environnemental, les auteurs ne placent pas de l’écologie, mais de l’instrumentalisation de l’épidémie pour accélérer des mesures prétendument écologiques. Chacun en pensera ce qu’il en voudra, mais une évidence s’impose : les gouvernements européens ne sont pas forcément soupçonnés à tort d’utiliser le confinement pour procéder à des modifications autoritaires de nos modèles de société. Cette idée, cette intention, cette ruse leur est peut-être venue spontanément, mais elle a été au moins renforcée, confirmée, étayée, théorisée, par les acteurs du Forum de Davos.