Les propos tenus par Édouard Philippe à l’Assemblée Nationale sur le dossier Siemens-Alstom font froid dans le dos. Manifestement, la vieille doctrine du “big is beautiful” défendue par l’ENA comme solution à toutes les problématiques industrielles continue à se croire moderne et novatrice, alors qu’elle a conduit à une rapide désindustrialisation du pays.
Édouard Philippe s’est exprimé à l’Assemblée Nationale sur la fusion interdite entre Siemens et Alstom. On notera ici ses stupéfiants propos.
Édouard Philippe répond à une question sur le dossier Siemens-Alstom
Au député Zumkeller, qui interrogeait le Premier Ministre, celui-ci à répondu:
“M. Édouard Philippe, Premier ministre. Monsieur le député, vous m’interrogez sur la décision que la Commission européenne a prise aujourd’hui de rejeter le projet de fusion d’Alstom et de Siemens, ainsi que sur l’impact de cette décision sur l’avenir industriel de votre territoire et, plus largement, de notre pays.
Je m’efforce généralement de tenir un propos mesuré, et je répondrai clairement à votre question : la Commission a pris, me semble-t-il sur de mauvais fondements, une mauvaise décision, qui porte un mauvais coup à l’industrie européenne. (Applaudissements sur les bancs des groupes LaREM, MODEM et UDI-Agir et sur plusieurs bancs des groupes LR, LT, SOC et GDR.) Je ne peux pas être plus clair.
M. Sébastien Jumel. Changez les traités !
M. Édouard Philippe, Premier ministre. Je ne peux pas être plus clair.
S’il est un peu tôt pour développer la totalité de l’impact de cette décision, je tiens à rappeler qu’Alstom est une grande entreprise. Même si, pour de mauvaises raisons, me semble-t-il, ce projet de fusion n’aboutit pas, cette entreprise a largement les ressources de penser son futur, d’imaginer une stratégie et de faire prévaloir ses atouts. Je le dis car il faut envoyer un message de confiance dans l’industrie française et dans l’avenir de cette entreprise en particulier.
M. Jean-Luc Mélenchon. On n’a pas besoin de Siemens !
M. Édouard Philippe, Premier ministre. Au-delà de l’impact de cette décision, il nous faut reconstruire le droit de la concurrence tel qu’il est mis en œuvre dans l’Union européenne, afin qu’il prenne en considération les marchés mondiaux. Songez que la Commission n’a pas voulu se poser la question du marché mondial en intégrant l’Asie, plus particulièrement la Chine, alors que ces marchés sont fermés à l’industrie européenne. C’est extravagant ! Je le dis comme je le pense, c’est extravagant !
M. Sébastien Jumel. Changez les traités !
M. Édouard Philippe, Premier ministre. Cette conception du droit de la concurrence me paraît, au fond, incroyablement datée. Eh bien, lorsqu’on est confronté à une conception du droit aussi incroyablement datée, il faut la mettre à jour et reprendre le contrôle. Je ne doute pas, monsieur le député, que ce sera un des enjeux de l’échéance électorale du 26 mai prochain. S’en saisir est indispensable pour l’industrie française et européenne, ainsi que pour la construction européenne, car, entendez-moi bien, monsieur le député, j’ai la conviction intime, forte et ancienne que l’avenir de l’industrie française s’écrit dans un cadre européen unifié. J’en suis complètement convaincu et je sais que vous partagez cette conviction. (Applaudissements sur les bancs des groupes LaREM, MODEM et UDI-Agir.)
Ce cadre unifié, cette politique industrielle à l’échelle européenne ne peuvent pas être échafaudés dans les conditions qui prévalent aujourd’hui de la lecture du droit de la concurrence. Ce cadre est inadapté parce qu’il ne prend pas en compte le monde tel qu’il est, avec la dynamique de l’apparition de nouveaux entrants sur les marchés.”
La novlangue d’Édouard Philippe
Édouard Philippe semble ici ne pas voir lu les considérants exacts de la décision de la Commission Européenne. Surtout, Édouard Philippe appartient à cette école énarchique de pensée pour qui la solution est dans la taille de l’entreprise, et non dans sa rentabilité ou son projet industriel.
Pourtant, tous les projets de fusion menés au nom de la taille se sont soldés, dans l’industrie, par des catastrophes pour nos fleurons nationaux. Mais dans la novlangue d’Édouard Philippe, sa vision périmée se prétend moderne, et le réalisme industriel appartient à une vision dépassée de la concurrence.
Créer un monopole Alsthom-Siemens ou l’interdire est une décision incertaine dans les deux cas. D’une part, la fusion ouvre incontestablement des économies d’échelle en productivité, mais aussi en recherche et développement ( R&D). D’autre part, la concurrence de deux entreprises génère l’innovation tout en améliorant les prix. A noter, innovation et R&D se recouvrent en partie, mais ne sont pas similaires. L’Innovation est conduite par l’imagination, la R&D relève des moyens financiers. L’innovation est plus féconde avec la multiplication des entreprises, alors que leur regroupement favorise la R&D et les investissements puisque les moyens financiers sont multipliés. Match nul.
Dire qu’une entreprise ne sera pas compétitive à l’étranger si elle ne l’est pas « à la maison » est évident, sauf que ce raisonnement est réducteur. Il exclut que deux entreprises compétitives à la maison ne seront pas forcément compétitives sur le marché mondial… et surtout, que leurs chances de réussite sont augmentées avec des moyens en commun. Formulé autrement, Alsthom-Siemens aura a priori plus d’outils pour conquérir le monde et se protéger en Europe si elles sont unies plutôt que séparées. D’autant plus que, si elles restent séparées, la concurrence endogène européenne laminera leurs marges et donc les économies d’échelle, ce qui retourne l’argument de la compétitivité des prix évoqué par les opposants au monopole. Par ailleurs, aucune loi n’interdit de consulter des acteurs extraeuropéens pour retrouver une concurrence. Même si la règle anti-monopole est bonne, libérale, protectrice, il existe des exceptions et d’autres pistes.
Carlos Ghosn (laissons le dossier en cours de côté) a démontré l’intérêt de créer des alliances pour les raisons exposées précédemment. Le budget R&D du groupe Renault et ses économies d’échelle sont sans équivalent. Tous les constructeurs mondiaux automobiles ont les yeux qui pétillent sur son savoir-faire. Son fils spirituel Tavares chez PSA a appliqué la même stratégie avec la même réussite. Inversement, Dassault a souffert de ses concurrents et des achats dispersés en Europe. S’il n’avait pas eu sa branche aviation civile et surtout les commandes de l’État, le Rafale existerait-il encore ?
La réponse à ces questions est la même pour Alsthom et Siemens. La logique voudrait que cette alliance permette de résister aux intrusions extérieures à l’Europe et de gagner des marchés à l’export. N’oublions pas que l’Europe est petite face à l’Asie et à l’Amérique (5,5 milliards d’habitants, contre 0,5 en Europe) une différence de 1 à 10, autant dire, des marchés mondiaux énormes et une concurrence qui ne l’est pas moins.
Au final, les arguments des uns et des autres sont valides et les conséquences aussi imprévisibles.
Même s’il est légitime de contrôler les monopoles et d’en débattre, il eut été plus sage de laisser faire les entreprises qui sont les seules à connaitre toutes les variables du projet. C’est leur souhait, c’est leur risque. D’ailleurs, on se demande pourquoi nos élites politiques toujours promptes à conseiller, juger, trancher n’appliquent pas à elles-mêmes les devoirs de bonne gestion et de résultats qu’elles imposent aux entreprises et citoyens.