Les élections européennes ont créé la surprise partout en Europe. La participation au scrutin a été élevée, et ce qu’on appelle en France la « recomposition » a commencé à agir un peu partout, y compris en Allemagne. Partout, les listes identitaires ou affinitaires, qu’elles soient plutôt marquées à droite comme le Rassemblement National, ou marquées à gauche comme les écologistes, bousculent le jeu de l’ancienne vision du monde, où la rationalité économique, qu’elle soit libérale ou marxiste, était prédominante. Le marché unique européen, création de cette confiance dans la rationalité économique, devrait rapidement subir d’importants changements de conception à la suite de ce scrutin. Quelles anticipations faut-il en déduire pour préparer ces évolutions systémiques?
Longtemps, le Parlement a été dominé par deux groupes « traditionnels »: les conservateurs (Parti populaire européen), globalement attaché au libéralisme économique, et les sociaux-démocrates, globalement attachés à l’économie sociale de marché, c’est-à-dire à un système de libéralisme économique encadré par l’État. Dans les deux cas, la vision du monde qui s’imposait au Parlement était directement issue du rationalisme économique des élites traditionnelles. Dans un cas, il s’agissait de « laisser faire » le jeu rationnel des agents économiques. Dans l’autre cas, il s’agissait de le « corriger » verticalement, par des mesures administratives pour améliorer l’organisation du marché.
Le marché unique, invention de la rationalité économique
L’histoire du marché unique comme objet de recherche manque. Mais on n’est pas loin des faits lorsqu’on dit que la notion de marché unique telle qu’elle émergea de l’Acte Unique européen de 1986, précurseur du traité de Maastricht, est toute droite issue de cette rationalité économique néo-classique, plus ou moins dégradée en social-démocratie selon les pays. Le principe d’une libre concurrence fondée sur une libre circulation des marchés et des capitaux est au coeur de la doctrine européenne et du fonctionnement même de l’Union Européenne.
L’anthropologie à laquelle le marché unique nous renvoie n’est pas forcément libérale, mais elle est forcément rationaliste et verticale. Le marché unique n’avait et n’a de sens que si et seulement si on admet l’hypothèse que les identités nationales sont subsumées par une rationalité individuelle unique, la même en Pologne, en Grèce ou en Irlande, qui gouverne les mêmes processus de choix individuel quel que soit le lieu où l’on se trouve.
Le marché unique, bête noire des mouvements affinitaires ou identitaires
Cette fiction de la rationalité économique, c’est-à-dire de l’appât du gain qui gouvernerait chaque individu quelle que soit sa nationalité et serait au fondement de l’organisation sociale, est évidemment la bête noire des mouvements identitaires et affinitaires qui triomphent aujourd’hui en Europe. C’est pourquoi les critiques, souvent approximatives ou fantasmées, contre l’Europe libérale, pleuvent.
Du côté des affinitaires écologistes, par exemple, l’Europe libérale est la cible de critiques virulentes, parce qu’elle ferait la part belle à un productivisme et à un consumérisme débridé. Cette critique, qui confond volontiers libéralisme et capitalisme, dénonce d’abord l’encouragement à produire toujours plus, toujours moins cher, au besoin en sacrifiant l’environnement.
Du côté des identitaires nationalistes, le marché unique est volontiers vu comme l’invention d’une élite mondialisée, voire cosmopolite, qui mettrait en péril l’identité de chaque nation en rendant possible les grands remplacements démographiques, et même en les encourageant. D’où une critique constante contre cette libre circulation des capitaux et des personnes qui seraient orthogonaux avec les valeurs traditionnelles de nos sociétés.
La fin actée de la libre concurrence
Face à ces critiques de fond, qui s’imposent de plus en plus comme le soubassement idéologique nouveau des Européens, aucun mouvement n’est épargné. Tout le monde, notamment en France, est obligé de tenir compte de ces critiques systémiques. Même la République En Marche, qui se présente volontiers comme le parangon de l’Europe sans frontière, a pris un virage que nous avons déjà souligné, où la libre concurrence doit désormais être soumise aux limites d’un « patriotisme économique » européen bien compris. Cette conviction, que la libre concurrence doit passer après la « constitution de géants européens », expression dont personne ne connaît ni ne comprend vraiment le sens, mais qu’il est de bon ton de répéter à l’envi, est désormais dans toutes les têtes.
En France, personne ne s’en est exemptée, sous un prétexte ou sous un autre. Voilà qui en dit long sur le passage du marché unique de l’état de doctrine en mort végétative à la mort clinique reconnue par les médecins. On y verra là l’effet de la pression constante exercée par les affinitaires et les identitaires sur la notion de libre concurrence.
Quelles anticipations à retenir pour les entreprises?
Toutes les entreprises qui considéraient que l’Europe leur ouvrait une porte importante sur de nouveaux marchés doivent aujourd’hui prendre acte de ce retournement. Là où une marche vers l’ouverture existait, s’installe une dynamique inverse. Tout laisse à penser que, peu à peu, la possibilité d’agir en « libre prestation de service » va se refermer, sous des prétextes tous plus bienveillants les uns que les autres (la défense de la planète, du climat, des traditions, du localisme, etc.) Tout laisse à penser aussi que, peu à peu, là où l’entorse à la libre concurrence était l’exception, elle va devenir la règle.
De ce point de vue, la loi Pacte et la possibilité d’ouvrir « l’objet de l’entreprise » à des considérations autres que purement commerciales constituera une opportunité. Progressivement, il faudra montrer patte blanche (plus encore qu’aujourd’hui) pour vendre et pour avoir accès aux marchés. Tous ceux qui ne se fondront pas dans la masse des affinitaires et des identitaires seront suspects.
Tous à vos opérations de communication et de lobbying! Les budgets vont exploser.