Edouard Philippe a annoncé hier sur TF1 les premiers mouvements de rétropédalage sur la réforme des retraites. Cette inversion de la réforme était au demeurant tout à fait prévisible tant les Français sont hostiles au grand projet universel que la technostructure ressort tous les dix ans en France, de façon continue depuis 1940. Officiellement, la réforme aura bien lieu, mais plusieurs astuces permettent de la vider de son contenu et de préserver l’existant. Voici lesquelles.
Le chantier des retraites ne prend pas, aux dires d’Edouard Philippe hier sur TF1, la tournure que le gouvernement annonçait de longue date. Comme nous l’avions parié depuis le mois de janvier, le projet de loi ne sera pas déposé cette année, mais plutôt après les municipales, et la réforme elle-même n’entrera pas en œuvre avant 2025, ce qui laisse à Emmanuel Macron le temps de commencer confortablement un deuxième mandat. Alors que le projet de était initialement prévu pour l’été 2019, puis pour la fin d’année 2019, on commence à voir les glissements majeurs sur un rythme de réforme bien trop ambitieux pour ce que la société française était prête à accepter.
Au demeurant, démonstration est une nouvelle fois faite de la profonde inutilité des partenaires sociaux. Non seulement la concertation menée avec eux pendant un an ne dispense pas le gouvernement de rouvrir un cycle de “débat” avec le reste de la population, mais deux organisations syndicales au moins concertées pendant un an appellent ouvertement à la grève et à la manifestation. La paralysie de la RATP ce vendredi montre l’ampleur des dégâts…
Edouard Philippe et le précédent d’Alain Juppé
Face à la mobilisation massive des salariés de la RATP, Edouard Philippe a forcément dû se souvenir du précédent de son maître politique Alain Juppé, qui avait bloqué le pays en 1995 sur le même sujet. Son intervention à TF1 a permis de déminer le sujet avant que la bombe n’explose définitivement. Avec habileté, Edouard Philippe est donc venu expliquer aux Français que la réforme aurait bien lieu, mais pas tout de suite, et surtout à des rythmes différents selon les professions.
Autrement dit, le modèle de réforme universelle a du plomb dans l’aile. Initialement, Emmanuel Macron avait promis un système simple, une bascule claire et rationnelle où tout euro cotisé ouvrirait les mêmes droits, quelle que soit la profession concernée. On comprend que l’opération va devenir un peu plus compliquée, avec une prise en compte des problématiques propres aux indépendants, mais aussi aux régimes spéciaux et aux postes pénibles. Bref, on commence à deviner que le Grand Soir promis tourne petit à petit au petit matin blafard.
L’astuce pour préserver les régimes spéciaux
Au premier chef, les règles devraient être diluées pour préserver les régimes spéciaux. On sait que l’intérêt majeur de ces régimes est d’abord de permettre un départ à taux plein bien avant l’âge légal de 62 ans. Pour conserver le bénéfice de ce vrai privilège, le gouvernement devrait prévoir l’entrée en vigueur de la réforme dans un délai très postérieur à 2025. Facialement, la réforme sera donc universelle, mais elle ne deviendra réalité pour ceux qui partent aujourd’hui plutôt à la retraite que dix ou vingt ans plus tard.
Grâce à ce système, les cheminots et les traminots pourront continuer à partir à 52 ans pendant une période encore très longue. Il est même probable que la réforme ne s’applique qu’aux nouveaux recrutés à partir de la date d’entrée en vigueur qui sera choisie. Cette astuce permettra de ne faire porter le poids de la réforme qu’aux futures générations, et donc de préserver les régimes spéciaux pendant encore quarante-cinq bonnes années.
Dans tous les cas, Edouard Philippe a annoncé que les régimes spéciaux ne seraient remis en cause qu’une fois les modalités de transition connues.
L’astuce pour ne pas fâcher les policiers
Dès le rapport de cet été, Jean-Paul Delevoye a voulu ménager la susceptibilité de ces principaux soutiens du régime que sont les policiers en leur maintenant un âge de départ à la retraite à taux plein à 52 ans. Alors que les autres catégories dites “actives” du service public perdraient cet avantage (notamment les personnels soignants des hôpitaux publics), les policiers (pour des raisons politiques qu’on comprend très facilement) resteront des privilégiés.
Edouard Philippe a jeté les bases de cette stratégie hier en annonçant que la réforme tiendrait compte des particularités de chaque métier. Politiquement, on doute toutefois que les personnels soignants lâchent aussi facilement leur avantage.
L’astuce pour ne pas braquer les petits patrons
Comme pour les régimes spéciaux, l’intégration des travailleurs non salariés dans le nouveau régime n’interviendra qu’une fois les modalités de transition connues. Il s’agit d’une reculade pleine de bon sens, puisque l’alignement absurde des preneurs de risque que sont les patrons ou les professions libérales sur le régime des salariés conduit à des majorations massives de cotisations. Edouard Philippe semble avoir compris que cette saignée sur le pouvoir d’achat des travailleurs indépendants pourrait poser de vrais problèmes systémiques, beaucoup de patrons étant d’ores et déjà en situation de pauvreté compte tenu de leur contribution très lourde à la solidarité.
L’astuce pour désamorcer la crise dans la fonction publique
Le glissement des fonctionnaires vers le droit commun constitue en réalité le plus gros morceau à avaler dans ce dossier. Selon le mythe répandu dans les medias, certaines catégories comme les enseignants auraient des petits salaires et seraient désavantagées par le projet de réforme des retraites. Sur ce point, Edouard Philippe devrait préparer une revalorisation massive des carrières avant d’entamer la réforme dans la fonction publique.
L’astuce pour arrimer la CFDT
Enfin, Edouard Philippe a d’ores et déjà annoncé qu’il conserverait la marotte de la CFDT: le dispositif de pénibilité et la prise en compte des carrières longues. Autrement dit, ceux qui ont commencé à travailler avant 18 ans pourront partir avant l’âge légal et même avant l’âge pivot sans décote. Ceux qui exercent un métier réputé pénible selon une classification officielle auront également droit à un départ anticipé. Ce système, qui désincite à la prévention et crée une sorte d’encouragement à la pénibilité, tient particulièrement au cœur des organisations syndicales. C’est une concession importante à la CFDT, en contrepartie du soutien de celle-ci à la réforme.
Vers un enterrement de première classe pour cette réforme
Tous ces éléments montrent que le gouvernement n’est pas prêt de faire passer cette réforme dans l’opinion publique, et qu’il se tient prêt à y renoncer. La contestation qui prend forme devrait achever de le convaincre. Une fois de plus, le projet d’un grand système universel public de retraite, soutenu par le patronat, calera sur l’opposition profonde des Français.