Plus que jamais, la crise des élites françaises fait vaciller le pays. Si cette crise se traduit par une déconnexion profonde entre les élites qui gouvernent et le pays réel, elle s’explique d’abord par l’inadaptation de nos élites à la mondialisation et à la disruption technologique qui lui donne un sens nouveau. Au fond, nous vivons un phénomène analogue à celui de la révolution française : une vieille aristocratie n’en finit pas de nécroser le pays et a besoin d’un profond renouvellement.
La querelle du référendum d’initiative citoyenne (RIC) qui a animé une partie des Gilets Jaunes cette année face à la classe politique l’a bien illustré. Les revendications de ceux qui étaient dans la rue (et qui y retourneront tôt ou tard sous une forme ou sous une autre) n’étaient ni sociales, ni économiques. Elles visaient avant tout une classe politique rompue à un vieux système de gouvernance verticale, qu’Emmanuel Macron avait promis de renouveler, voire de faire éclater, et qui s’est durci sous son quinquennat.
La contestation des élites par l’opinion publique n’est toutefois qu’un symptôme, ou une conséquence d’une inadaptation systémique de ces élites à l’ensemble de leur époque. Car elles ne sont pas seulement contestées sur la scène intérieure, mais partout dans le reste du monde. Le phénomène s’accélère à une vitesse effarante, au point qu’il est désormais visible partout.
La crise des élites françaises en Europe
On a trop peu relevé que la déculottée de Sylvie Goulard devant le Parlement européen n’était qu’une étape dans un effondrement global de la France sur la scène européenne. Alors qu’Emmanuel Macron s’est présenté comme le sauveur de l’Europe et l’incarnation de l’attachement si caractéristique des élites françaises à la construction communautaire (attachement massivement contesté par le petit peuple « souverainiste »), l’Europe a ouvertement rejeté Macron et ses élites.
Souvenons-nous ici du rejet de Nathalie Loiseau par ses petits camarades après ses sorties tonitruantes sur la médiocrité de Manfred Weber, le Spizenkandidat conservateur qu’Angela Merkel entendait positionner pour la présidence de la Commission. En France, ce rejet a été interprété comme le fait des limites intellectuelles inhérentes à Nathalie Loiseau. Mais c’est bien le procès européen des élites françaises qui a été dressé à cette occasion : arrogantes quoique médiocres, et surtout obsédées par le brio personnel là où la capacité à coopérer, à animer, à travailler ensemble doit primer.
Crise des élites, crise de l’intelligence brillante
Ce n’est pas seulement Nathalie Loiseau qui s’est fâchée avec le reste de l’Europe en traitant Manfred Weber « d’ectoplasme ». C’est Emmanuel Macron lui-même qui a bataillé pour imposer à la tête de la Commission une personnalité brillante comme les élites parisiennes les adorent. Ce combat a révélé mieux que tout autre la rupture qui s’est opérée au fil des années entre la conception française de ce que signifie appartenir à l’élite, et la notion que le reste du monde peut en avoir.
Les élites françaises valorisent le profil de l’honnête homme, au sens du dix-huitième siècle. Il suffit de lire les discours d’Emmanuel Macron sur l’Europe (par exemple le discours de la Sorbonne) pour mesurer le poids des références à « l’Europe des Lumières » comme le modèle, qui confine au fantasme, de ce que doit être l’excellence européenne. Il repose tout entier sur l’intelligence individuelle, sur le brio, sur la culture générale. Il disqualifie l’intelligence collective, la capacité à communiquer et la spécialisation technique.
On touche ici du doigt les raisons de l’obsolescence qui fige les élites françaises. Leur échelle de valeurs est complètement dépassée dans un monde qui a changé. Les Allemands, les Néerlandais, les Espagnols, ne rêvent plus devant la belle intelligence française qui disserte dans les salons mondains sur n’importe quel sujet. Ils sont même devenus allergiques à ces beaux parleurs qui savent tout et en même temps pas grand chose. Ils préfèrent aux « diseux » français des « faiseux » moins brillants, mais plus coopératifs, plus concrets et plus techniques.
La verticalité des élites françaises est complètement has been
Au-delà de cet agacement européen face aux petites manies des élites parisiennes, c’est la mondialisation elle-même qui rend soudain obsolète le modèle français de l’intelligence. Il suffit de voir à quoi ressemblent les modèles gagnants de la mondialisation.
Un Mark Zuckerberg est aux antipodes de ce que la France aurait autorisé comme success story. Avec ses tenues décontractées et son manque évident d’éloquence, le fondateur de Facebook aurait, en France, essuyé tous les quolibets imaginables des salons parisiens s’il avait voulu créer son réseau social avec l’aide de la BPI. Il aurait été moqué, méprisé et rapidement banni par les cercles du pouvoir, pour ses manières approximatives et son absence de brio.
Très longtemps d’ailleurs (et encore aujourd’hui), les élites françaises ont méprisé Facebook et le réseau social, souvent réduit à un espace vulgaire où des beaufs publient leurs photos de beuverie voire pire. La haine des réseaux sociaux inspire encore largement les élites dirigeantes qui rêvent de les baillonner et d’y remettre de l’ordre.
Le principe d’un espace de libre expression pour Monsieur Tout-le-monde exaspère les élites françaises, qui considèrent que la prise de parole doit être codifiée et réservée à ceux qui sont capables de la prendre. Les élites françaises sont restées coincées sur l’idée que la société doit obéir à des règles de verticalité. Mais la mondialisation par Internet a changé les règles du jeu.
Désormais, l’horizontalité domine nos organisations sociales. A force de le refuser, les élites françaises se mettent hors jeu. Non seulement sur la scène française, mais sur la scène mondiale dans son ensemble.