Denis Kessler n’est pas content ! Et il le fait savoir en quittant, selon l’Argus de l’Assurance, les rangs de la Fédération Française de l’Assurance (FFA). L’ironie du sort veut donc que celui qui est entré dans l’assurance en devenant président de la fédération, dans les années 90, quitte celle-ci fâché, trente ans plus tard. La participation au fonds de solidarité imposé à la SCOR par la FFA laisse des traces. Mais l’affaire est emblématique du fossé qui se creuse entre les réassureurs mondialisés et les contraintes du marché domestique.
Denis Kessler est bougon. Florence Lustman, la présidente de la FFA, avec la souplesse qu’on lui connaît, a expliqué à ses adhérents qu’ils devaient payer l’impôt révolutionnaire macronien, c’est-à-dire participer “spontanément” au fonds de solidarité créé pour financer les dégâts du confinement, sous peine d’être exclus de la Fédération. Ceux qui connaissent les coups de sang réguliers du patron de la SCOR contre la sclérose brejnevienne de l’organisation professionnelle ne sont donc pas surpris en décidant de quitter le navire après ce passage en force.
La FFA se transforme-t-elle en ordre professionnel ?
L’objet de la dispute est simple à comprendre. L’adhésion à la FFA est libre et volontaire. Elle vise à organiser la défense des intérêts professionnels. Sa vocation n’est pas d’intervenir sur le marché, ni de se transformer en succursale de l’État, chargée d’une mission de service public.
En imposant à ses adhérents une condition nouvelle, et non statutaire, la présidente de la FFA n’a pas donné dans la dentelle (mais en sommes-nous surpris?) : l’adhésion à la Fédération est désormais subordonnée au paiement de l’impôt révolutionnaire levé par le gouvernement en dehors de toute délibération démocratique. C’est une originalité qui ne manque pas de piquant. Cette prérogative est d’ordinaire réservée aux ordres professionnels. Soudain, la FFA a aussi considéré que le syndicalisme patronal donnait autorité pour lever des contributions de toute nature.
Il est vrai que le MEDEF avait précédé le mouvement en levant une contribution sur les salaires pour se financer. Mais elle était écrite dans la loi. On a franchi ici une étape supplémentaire dans le capitalisme de connivence, en confondant solidarité patronale et soumission à l’État.
La forte hausse des chiffres quotidiens de décès a rapidement transformé la pandémie de crise virtuelle en crise réelle. Et on a alors agi dans l’extrême urgence, avec tout ce que cela implique. Pour éviter que ceci se répète et améliorer à l’avenir la gestion d’un tel phénomène tant par la population que par les pouvoirs publics, il faut développer une culture du risque dans tous les domaines, pour les catastrophes naturelles, technologiques et désormais sanitaires. Instaurer un véritable « risk management » public est une priorité absolue.
Denis Kessler, dans l'Opinion Tweet
La SCOR si peu concernée…
Le problème tient évidemment au fait que la SCOR est un réassureur mondialisé qui n’avait pas de raison particulière de participer au fonds français de solidarité (exception faite des quelques avantages fiscaux que la SCOR obtient en France, comme le Crédit Impôt Recherche, qui n’est pas rien). Quand on agit dans le monde entier, et qu’on n’a pas de client français direct, comme c’est le cas de la SCOR, la participation à un effort de solidarité en dehors de toute disposition réglementaire ou légale supposait un petit effort de “marketing” et quelques égards vis-à-vis du “client”.
Visiblement, Kessler n’y a pas eu droit et en a pris ombrage, ce qu’on peut comprendre. Il est toujours désagréable de recevoir une clé de bras douloureuse pour une contribution de 1 million €, c’est-à-dire une goutte d’eau, une aumône, qu’on aurait donnée au décuple si elle avait été demandée gentiment.
Lustman se débarrasse d’un adversaire encombrant
Si la perte de Denis Kessler est symboliquement un mauvais signal envoyé à la profession et à ses partenaires, elle débarrasse Florence Lustman d’un adversaire remuant et encombrant. Tout le monde sait combien Denis Kessler a compliqué la vie de ses successeurs boulevard Hausmann. Il ne fut pas tendre avec Gérard de la Martinière, bien au contraire. Et il ne dédaignait pas humilier Bernard Spitz, y compris publiquement.
Pour Florence Lustman, le départ de Kessler officialise certes ses erreurs de communication et son manque flagrant de sens politique, mais il lui permet d’espérer des réunions de bureau plus sereines et moins perturbantes…
Répétons-le : l’Etat doit désormais concentrer tous ses efforts sur le « risk management » public. Il s’est borné pendant trop longtemps à un rôle principalement curatif, réactif, il pansait les plaies ex post. Et, de fait, il semble toujours agir dans l’urgence. Il doit désormais donner la priorité à la prévention et à la protection. Il est pleinement légitime pour organiser la prévention, pour garantir la sécurité ex ante des citoyens. C’est même son rôle premier, historique. On est frappé aujourd’hui de voir que cette pandémie a pris de court toutes les institutions concernées en France : les hôpitaux n’étaient pas préparés, les capacités de dépistage étaient quasi inexistantes, les masques n’étaient pas disponibles, les modalités du confinement n’avaient pas été prévues… Certains pays, à l’instar de l’Allemagne et du Japon, étaient mieux préparés et ont mieux géré cette crise sanitaire. A l’avenir, l’Etat devra davantage recourir à la technologie pour être efficace.
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Une rupture grandissante entre le marché intérieur et les entreprises mondialisées
Sur le fond, et au-delà des effets d’humeur, il ne faut pas se tromper de phénomène : dans la grande folie fiscale qui s’annonce en France (même si Emmanuel Macron a promis le contraire), les grandes entreprises mondialisées ne tarderont pas à partir le temps que l’orage se calme. Le légitimité de l’impôt exceptionnel leur apparait en effet faible (dans la mesure où une grande partie des dégâts du coronavirus sont directement dus à l’incurie de l’administration), et les opportunités ne manquent pas de s’installer ailleurs pour prospérer.
Toute la difficulté de la gestion de crise sera là pour Emmanuel Macron. Certaines entreprises françaises de taille mondiale défont progressivement leur lien avec une France de moins en moins compétitive, et préfèrent développer leur activité ailleurs sur la planète. Kessler ne s’en est d’ailleurs jamais caché. Lorsque la France devra imposer une fiscalité confiscatoire pour limiter les effets de l’endettement public, on peut déjà noter que l’exode des entreprises sera redoutable, condamnant les entreprises “prisonnières” du territoire national à supporter seules l’expansion sans contrôle des dépenses publiques.
Mandat compliqué pour Florence Lustman
Pour le reste, le mandat de Florence Lustman s’annonce décidément très compliqué. Nous avons beaucoup ironisé sur l’approche rigide de la présidente de la Fédération des assureurs, qui cadre mal avec la rondeur nécessaire dans ce genre d’exercice. Nous faisions récemment remarquer que le vice-président de la Fédération, Jean-Laurent Granier, avait repris le lead dans la communication.
Tout indique que la crise n’en est qu’à son début. Pour les assureurs, les enjeux sont de taille, tant le débat budgétaire s’annonce à haut risque. Florence Lustman s’est-elle déjà définitivement cornérisée ? On peut s’interroger.