L'une des principales conséquences géopolitiques de l'opération militaire « spéciale » russe en Ukraine est le renforcement important de la Turquie. Consciemment ou pas, la Russie a favorisé l’affermissement de son voisin sur l’échiquier international. Cela pose néanmoins les questions suivantes : pourquoi fait-elle cela ? Quelles conséquences cela peut-il entraîner, et pourquoi cette évolution n’est pas favorable à l'Union européenne ?
Cet article de Guevorg Mirzayan a été publié en russe sur le site K-Politika. Il n’engage pas la ligne éditoriale du Courrier.
Un certain nombre d’experts russes exigent que Moscou introduise des contre-sanctions encore plus radicales contre l’Union européenne. Cependant, ils négligent une circonstance importante : de telles sanctions sont en fait déjà en place, bien qu’elles ne soient pas visibles à première vue. Elles sont mises en œuvre dans le cadre d’autres processus et auront un effet à long terme. Parmi ces « sanctions invisibles » figurent, en particulier, les nouvelles relations entre la Russie et la Turquie.
En Occident, il est largement admis que cette situation n’est rien d’autre qu’une augmentation de la dépendance de la Fédération de Russie vis-à-vis d’Ankara. « Au début de cette année, la Turquie avait plus besoin d’un partenariat avec la Russie que la Russie n’avait besoin d’un partenariat avec la Turquie. La part du lion des touristes dans les stations balnéaires turques étaient des Russes, et des diplomates d’Ankara ont supplié Moscou de lever les sanctions sur les produits agricoles turcs… Alors la Russie pourrait choisir, écrit le Carnegie Endowment For International Peace[1] ».
Cependant, tout a changé avec « l’invasion russe de l’Ukraine » (c’est ainsi que l’opération militaire spéciale russe est appelée en Occident). Les échanges commerciaux, en particulier, ont doublé au cours des neuf premiers mois, faisant de la Turquie l’un des principaux partenaires de la Fédération de Russie. Ce n’était pas le cas auparavant, la Turquie ne faisant pas partie du Top 10 des fournisseurs. Mais il est vrai que beaucoup de marchandises occidentales passaient déjà de la Turquie à la Russie. Et maintenant, il semblerait, selon l’Occident, que Moscou dépende largement des caprices du dirigeant turc Recep Erdogan. Peut-être qu’effectivement Moscou renforce la position d’Ankara. Toutefois, à bien y regarder, ce renforcement constitue une menace bien plus grande pour l’Europe que pour la Russie.
Le renforcement des sentiments anti-occidentaux des Turcs envers l’UE
Ce n’est un secret pour personne que, dans la vision européenne du monde, la Turquie (comme la Russie) se situe à la périphérie de la civilisation. Ce pays est considéré comme une sorte d’État « barbare », qui serait indigne de faire partie de la civilisation européenne, non pas parce qu’il est actuellement antidémocratique, mais simplement parce qu’il est différent.
« Jusqu’à récemment, la Turquie pouvait encore discuter de la question d’un régime sans visa, mais ces dernières années, même les Turcs se sont rendu compte que leurs relations n’étaient pas de nature à bénéficier des faveurs du régime de Bruxelles », explique Yashar Niyazbaev, un journaliste de la chaîne Telegram « Agenda Turkey » et qui a travaillé à Bruxelles.
Quand les élites turques blâment l’Europe, cela semble sournois. Mais chaque fois que le ministre des Affaires étrangères Cavusoglu ou le président Erdogan posent la question « pourquoi vous ne nous faites pas entrer dans l’Union européenne », il est clair qu’ils en connaissent parfaitement les raisons. Ils ont compris que la Turquie ne répond pas aux critères européens. Ankara a toujours su que l’UE n’avait jamais sérieusement envisagé d’accepter la Turquie dans son club fermé. Toutefois, le président turc Erdogan n’a pas cessé de lutter contre cette réticence de l’Union européenne et il a tenté de la surmonter en deux étapes. D’abord, en continuant d’agir pour faire intégrer la Turquie dans l’UE. Puis, quand il s’est pleinement rendu compte que c’était impossible, en obligeant l’UE à respecter la Turquie tout en tirant le maximum de ressources possible de la Communauté européenne. Ce faisant, l’agressivité croissante d’Erdogan envers l’UE s’est accompagnée de celle de son électorat, totalement solidaire avec lui.
Pour Vladimir Avatkov, chef du département Proche et post-orient soviétique de l’INION RAS «L’attitude de la Turquie envers la Fédération de Russie peut être positive ou négative, mais elle est toujours empreinte de respect – en tant qu’ami ou ennemi. Alors qu’envers l’Europe, dans l’esprit turc, le sentiment penche de plus en plus vers le dégoût ».
Selon lui, le renforcement des sentiments anti-occidentaux en Turquie est associé à un certain nombre de raisons. En premier, la longue attente à la porte de l’Union européenne pour tenter de s’y intégrer. Viennent ensuite, malgré toutes les bonnes paroles de l’Occident, les sanctions de celui-ci contre Ankara, alors que l’OTAN est un allié de la Turquie. Dans l’esprit du Turc ordinaire, il en résulte un mouvement de protestation anti-occidentale et une perception négative des États-Unis et de l’UE. Troisièmement, s’ajoute une autre considération. Ainsi, l’Occident était autrefois synonyme de prospérité, mais maintenant il est associé à la dévastation et aux valeurs non traditionnelles. Les deux ne sont pas attrayants pour Ankara.
Pour changer le statut des relations turco-européennes, il ne suffit pas d’être grossier avec Bruxelles (par exemple, l’épisode du siège donné au président du Conseil européen Charles Michel et non à la cheffe de la Commission européenne, Ursula von der Leyen ) ou d’exercer un chantage sur la Finlande et la Suède, en menaçant de ne pas leur donner le consentement nécessaire pour rejoindre l’OTAN. Il faut trouver d’autres instruments de pression à long terme sur l’Europe et, sur ce plan, la Russie est en train d’aider volontairement ou involontairement Ankara. En particulier, dans la mise en œuvre du plan d’Erdogan visant à faire de la Turquie une plaque tournante gazière pour l’Union européenne, une position privilégiée puisque le degré d’ouverture du robinet (ainsi que les conditions de son ouverture) serait à la main d’Ankara.
Une opération : la Turquie est déjà une plaque tournante
« Le gaz russe, le Turkish Stream, passe déjà par la Turquie. Ainsi, 15,75 milliards de mètres cubes transitent par ce gazoduc vers l’Europe (certains de ces volumes vont néanmoins en Serbie). Encore 10 milliards de mètres cubes circulent maintenant de l’Azerbaïdjan à travers la Turquie vers l’Europe (8 milliards de mètres cubes de ces volumes vont en Italie, 1 milliard de mètres cubes supplémentaires en Bulgarie et en Grèce). À l’avenir, outre l’augmentation des approvisionnements en provenance de Russie, le transit par la Turquie sera possible depuis l’Iran », explique Igor Iouchkov, maître de conférences à l’Université financière, analyste principal au Fonds national de sécurité énergétique. Mais cette plaque tournante n’est pas décisive : 25 milliards de mètres cubes n’est pas un instrument de pression suffisamment puissant sur l’UE.
Les volumes doivent être augmentés, et la Turquie ne peut le faire qu’au détriment du gaz russe. Il n’y a pas tellement de volumes supplémentaires en Azerbaïdjan, et l’Europe ne bénéficiera pas d’un gazoduc iranien de sitôt ! Les approvisionnements potentiels en gaz, à partir des champs offshores israéliens (qui ont été récemment découverts), vont demander également beaucoup de temps à se mettre en place, sans parler du maintien de relations normales entre Ankara et Tel-Aviv. Il est également peu probable que du gaz vienne en Turquie des gisements transcaspiens, et pas seulement parce qu’il est « contracté dans l’œuf » par la Chine.
« Périodiquement, certains rappellent que le Turkménistan peut également fournir du gaz à l’Europe, comme l’envisageait le projet Nabucco. Cependant, selon l’accord sur le statut de la mer Caspienne, pour la construction d’installations telles que le gazoduc transcaspien (du Turkménistan à l’Azerbaïdjan), le consentement de tous les pays de la Caspienne est requis. Naturellement, la Russie et l’Iran ne donneront pas un tel consentement », déclare Igor Iouchkov.
Un investissement financier important mais pas sans risque
« Afin d’obtenir un hub gazier, la Turquie doit donc augmenter ses approvisionnements à partir de diverses sources et réaliser des travaux d’infrastructures. La Russie, par exemple, doit construire des gazoducs de Yamal à Anapa, puis des tronçons offshores vers la Turquie. Il faudra plusieurs milliards de dollars. Les Européens devront aussi investir de l’argent et construire des gazoducs depuis la frontière de la Bulgarie et de la Turquie, apparemment, jusqu’au hub gazier actuel en Autriche (Bamugertner), car il existe déjà un système de gazoducs de celui-ci vers l’ensemble de l’Europe » précise Igor Iouchkov.
Tout ceci nécessitera cependant l’accord de l’Europe. « Le fait que les Européens devront également construire des gazoducs crée des risques pour l’ensemble du projet. Parce qu’à chaque discussion sur l’investissement dans de nouveaux gazoducs, les opposants à la Russie, dans les cercles politiques européens, déclareront que cet argent servira en fait à aider la Russie pour financer les gazoducs qui lui permettront de gagner de l’argent sur l’Europe… », poursuit Igor Iouchkov.
Cependant, si l’UE refuse l’approvisionnement direct en gaz russe, quelles options a-t-elle alors s’il n’y a nulle part d’alternative à un tel volume à un tel prix ? Or, l’Europe s’est vu offrir une belle « feuille de vigne » si l’on peut dire. Yashar Niyazbaev souligne en effet que « Moscou essaie de dépersonnaliser son gaz par le fait qu’il passera par la Turquie, une façon de le rendre conditionnellement « turc » afin que l’Occident ferme les yeux sur son achat ».
Si tant est que l’Union européenne n’est pas assez myope pour masquer l’origine russe au moyen du transit turc, il faut toutefois rappeler que, durant les dernières années, donc bien avant le « NWO », la Commission européenne faisait exactement la même chose ! Elle a essayé de réduire les importations directes de gaz russe sous le prétexte de « diversifier les fournisseurs », mais en réalité, sans vraiment regarder qui se substituait à la Russie…
Ainsi, grâce à la Russie, la Turquie est en train de devenir une plaque tournante, mais pas seulement pour le gaz. « La Turquie devient un centre par lequel passent les routes commerciales, à la fois le long de la ligne Nord-Sud et le long de la ligne Ouest-Est. Et cela renforce la position de la Turquie sur la scène internationale. Si la stratégie de hub est mise en œuvre avec succès, c’est la Turquie qui gérera ces flux. C’est-à-dire que la situation vis-à-vis de la Turquie et de l’Europe va basculer, ce qui donne carte blanche à la Turquie », déclare Vladimir Avatkov.
Moscou soutient la réélection d’Erdogan
Enfin, le soutien de la Russie à la Turquie se traduit également sur un autre plan. Moscou aide Erdogan à résister au projet de l’Europe de soumettre la Turquie en provoquant la destitution du président Turc par une manipulation des « bureaux de vote » (rappelons que la première tentative était le coup d’État militaire en 2016 qui n’avait pas fonctionné). « Au début de l’année prochaine, des élections législatives auront lieu en Turquie, et Moscou espère la victoire de l’actuel président turc. Par conséquent, les initiatives russes actuelles visent, entre autres, à soutenir personnellement Erdogan. Des premiers des « dividendes » ont déjà été versés : les projets de création d’un hub gazier, etc. ont entraîné une augmentation de la cote de l’actuel chef de l’État, et beaucoup d’électeurs ont abandonné l’idée qu’Erdogan pourrait perdre ces élections. Poutine, en revanche, a commencé à être appelé « le troisième de la coalition d’Erdogan », après le Parti de la justice et du développement au pouvoir, et son partenaire, le Parti nationaliste », explique Yashar Niyazbaev.
Il est certain que le statut de « troisième de la coalition » crée un certain nombre de risques politiques pour la Russie. Cependant, dans les conditions actuelles, et au regard des relations russo-européennes, Moscou est contraint d’agir selon le principe du « moindre mal ». Et le moindre mal dans ce cas, ce sont les avantages à court terme de la coopération avec Ankara, à savoir surmonter les sanctions occidentales, assurer la victoire du « Nouveau Modèle de Développement », le tout couplé à la création à long terme d’une menace pour l’Europe afin de la forcer à construire une nouvelle relation avec Russie.
[1] La Fondation Carnegie pour la paix internationale est une organisation américaine non gouvernementale, dédiée à la promotion des intérêts des États-Unis sur la scène internationale.
Alliance avec dictatures asiatiques qui se servent aussi de la Bête informatique.
Douguine dénonce aussi le bilan de Poutine :
https://nicolasbonnal.wordpress.com/2022/11/12/desespere-alexandre-douguine-appelle-a-sacrifier-rituellement-poutine-en-citant-sir-john-frazer-et-son-roi-des-pluies-cf-apocalypse-now-et-la-russie-reclame-des-negociations-5-semaine-les-homm/
Depuis la tentative de coup d’état raté de 2016 il y a une grande purge et il n’y a quasiment plus d’opposition politique.
Certains affirment même que c’était un coup d’état bidon organisé par Erdogan pour justifier la purge.
Le fait est que ça réélection ne fait aucun doute.