Eurasie: à la recherche des origines de la géopolitique américaine, par Alexandre CHUSTOV

Les origines de la politique étrangère américaine en général, et de la politique en particulier à l'égard de l'Eurasie dont la Russie occupe une place centrale, reposent sur des concepts d'il y a plus d'un siècle ! Ceux-ci conservent néanmoins toujours leur pertinence. Parmi eux, la place prépondérante est occupée par la « théorie de la géopolitique » initiée par la publication, en 1904 dans l' « English Geographical Journal », d'un article du fondateur de la géopolitique, Halford Mackinder (1861-1947) intitulé « The Geographical Axis of History ». Cet ouvrage a jeté les bases de la théorie de la géopolitique et il conserve toujours son importance, non seulement en tant que « monument » exceptionnel de la pensée scientifique, mais aussi en tant que guide pratique de la politique étrangère.

Cet article rédigé par Alexandre CHUSTOV publié sur ritmeurasia.org n’engage pas la ligne éditoriale du Courrier.

H. Mackinder était un personnage très curieux. Selon le célèbre géopoliticien russe Alexandre Dugin, il n'était pas seulement un scientifique, mais également un politicien pragmatique. De 1910 à 1922, il fut député du « Parti Unioniste Ecossais » et en 1919-1920, haut-commissaire britannique pour l'Ukraine dans les troupes de l'Entente. Il coordonnait l'assistance au « mouvement des russes blancs » dans le sud de la Russie. Il avait en particulier des liens étroits avec l'élite politique britannique et il était en bons termes avec Lord Curzon, qui en 1919-1924, était ministre britannique des Affaires étrangères du parti conservateur. C'est H. Mackinder qui a posé les axiomes de base de la géopolitique. Tous les textes géopolitiques ultérieurs, comme l'a noté A. Dugin, se réfèrent spécifiquement aux idées de H. Mackinder.

La « Région pivot » est entourée par le « Grand Croissant Intérieur » et le « Croissant extérieur »

Le mérite de H. Mackinder est qu'il a été le premier à attirer l'attention sur l'importance géopolitique de l'Eurasie intérieure, la partie nord et centrale du continent eurasien. Cette zone, en raison des particularités de sa position géographique, n'a pratiquement aucun lien hydrique avec l'océan mondial. Les rivières qui coulent ici sont pratiquement inutiles pour les transports et mènent soit à des masses d'eau intérieures (Volga, Amu Darya et Syr Darya), soit à l'océan Arctique (Ob, Yenisei, Lena). Par conséquent, cette région n'est pas accessible au contrôle des puissances « maritimes », dont la flotte domine l'océan mondial.

H. Mackinder l'appelait la « région pivot », coïncidant géographiquement avec la Russie d'alors. Elle est entourée par les pays du « Grand Croissant Intérieur » : Allemagne, Autriche, Turquie, Inde et Chine. Derrière ceux-ci se trouve le « Croissant Extérieur » : Grande-Bretagne, Afrique du Sud, Australie, États-Unis, Canada et Japon.

C'est « l'État pivot » et son expansion dans les territoires côtiers du « Grand Croissant intérieur » qui constituent le principal danger pour les « puissances maritimes » : la Grande-Bretagne, et à partir du milieu du XXe siècle, les Etats-Unis. En contrôlant « l'Eurasie intérieure », « l'État pivot » peut prendre le contrôle de toute l'Eurasie, qui, avec l'Afrique qui lui est adjacente, constitue la majeure partie de la masse continentale du monde. Et peu importe qui dirige précisément cet « Etat pivot ». Dans tous les cas, il constituera en tant que tel une menace existentielle pour les « puissances maritimes ».

La réflexion de Mackinder entendait montrer que « ... le remplacement du contrôle interne de la Russie, par un nouveau type de contrôle, ne conduira pas à une diminution de l'importance de cette position centrale. Si, par exemple, les Chinois, avec l'aide du Japon, battaient l'Empire russe et conquéraient son territoire, ils créeraient un danger « jaune » pour la liberté mondiale, en ajoutant des étendues océaniques aux ressources du grand continent, obtenant ainsi un avantage qui n’a pas encore profité au maître russe de cette région axiale ».

Autrement dit, le changement de puissance géopolitique dominante en Eurasie intérieure ne joue aucun rôle : il restera toujours hostile aux pays du « Croissant extérieur » simplement en raison de sa position géographique. Ce sont les lois de la géopolitique que personne ne peut changer. Compte tenu du fait que les principales puissances « maritimes » et « axiales » se font constamment concurrence, les territoires du « Grand Croissant Intérieur », donnant accès aux mers chaudes, acquièrent une importance capitale.

Suite aux résultats de la Première Guerre mondiale, l'Europe de l'Est est devenue un territoire clé, dont dépendait l'équilibre géopolitique des forces. C’était une zone tampon entre l'Europe occidentale et « l'État pivot » représenté par l'URSS. Et c'est alors qu'apparaît, pour la première, fois l'idée d'un «cordon sanitaire » sous la forme d’un ensemble, regroupant la Pologne et d'autres pays d'Europe de l'Est, et destiné à séparer l'Europe de l'Ouest de l'URSS.

Le « Grand échiquier » de Brzezinski

A la fin du XXème siècle, après l'effondrement de l'URSS et « l'effondrement » partiel de « l'État axial», les idées de H. Mackinder, compte tenu de la nouvelle situation politique ainsi créée, ont été repensées par Zbigniew Brzezinski dans son livre, le «Grand échiquier» (1997).

Brzezinski y énonçait une situation fondamentalement nouvelle par rapport au début du XXe siècle : la crise et la contraction de « l'État pivot », ce qui conduisait à la formation d'un vide de pouvoir à sa place. C'était précisément la volonté de combler ce vide qui devait selon Z. Brzezinski, déterminer la politique américaine vis-à-vis de l'espace de l'ex-URSS.

Malgré l'acquisition par les États-Unis du statut de seule puissance mondiale, l'Eurasie, selon lui, conservait toute son importance géopolitique. Elle contient effectivement environ 75 % de la population mondiale, la majeure partie de la richesse physique mondiale, et représente environ 60 % du PNB mondial, tout en détenant les trois quarts des réserves énergétiques mondiales connues … Par conséquent, la question de savoir si les États-Unis peuvent empêcher l'émergence d'une puissance eurasienne antagoniste reste la principale condition de la domination mondiale de l'Amérique. Un nouveau phénomène a été la « compression » géopolitique de « l'État pivot », c’est-à-dire de la Russie, dont les frontières à l'ouest sont revenues à la configuration des années 1600.

L'indépendance de l'Ukraine a joué un rôle particulier à cet égard. Elle a privé la Fédération de Russie non seulement d'un territoire développé sur le plan industriel et agraire, avec une population de 52 millions d'habitants, ethniquement et religieusement les plus proches des Russes, mais aussi de l'accès à la mer Noire. La principale conséquence du retrait de l'Ukraine de l'URSS est qu'elle a limité considérablement le choix géopolitique de la Russie : « … Sans l’Ukraine, la restauration de l’empire, que ce soit sur la base de la CEI ou sur la base de l’eurasianisme, deviendrait non viable », notait Z. Brzezinski. « Un empire sans l’Ukraine signifierait… que la Russie deviendrait plus « asiatique » et plus éloignée de l’Europe » .

Zonage géopolitique de l’Eurasie selon Brzezinski

Les six étapes pour affaiblir la Russie prévues par l’US Rand Corporation ont été mises en œuvre

La deuxième région clé de l'espace post-soviétique est représentée par les « Balkans eurasiens ». Par analogie avec les Balkans européens, c’est une zone de conflits ethniques et de contradictions capables de faire exploser l'Eurasie. Z. Brzezinski faisait référence aux « nouveaux » Balkans composés de huit républiques asiatiques de l'ex-URSS : le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, l'Ouzbékistan, le Turkménistan, l'Azerbaïdjan, l'Arménie et la Géorgie, ainsi que l'Afghanistan.

De plus, les « candidats » à l'inclusion dans cette région sont la Turquie et l'Iran, qui sont beaucoup plus viables, mais aussi vulnérables aux conflits ethniques. Contrairement aux Balkans européens, les Balkans eurasiens sont également riches en pétrole et en gaz naturel. Cependant, leur accès depuis l'extérieur est extrêmement difficile, car la plupart des communications de transport sont étroitement contrôlées par la Russie.

Les axiomes formulés par Z. Brzezinski déterminent toujours la politique américaine. En témoigne l’attention particulière des Etats-Unis aux zones de conflit, qui devrait empêcher la renaissance de «l'État pivot». Ainsi, le rapport du principal « groupe de réflexion » de l'US RAND Corporation, « Extending Russia - Competing from Advantageous Ground », publié en 2019, recommande six étapes pour affaiblir la Russie. Il s'agit notamment de fournir des armes létales à l'Ukraine, de renouveler le soutien aux rebelles syriens, de faciliter le changement de régime en Biélorussie, d'exploiter les tensions entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, d'attirer davantage l'attention sur l'Asie centrale et d'isoler la Transnistrie.

Presque toutes ces orientations ont été mises en pratique, avec plus ou moins de succès : une tentative de renversement d'A. Loukachenko fin 2020 - début 2021 a échoué ; l'Arménie a été vaincue lors de la deuxième guerre du Karabakh à l'automne 2020 ; des émeutes massives ont eu lieu au Kazakhstan en l'Asie centrale (janvier 2020) ; le conflit à la frontière kirghize-tadjike (septembre 2022), ainsi que les armes qui ont été envoyées en Ukraine à toute vitesse, et ce avant même le début de l’opération spéciale.

Un retour à déstabilisation des « Balkans eurasiens »

La relation directe entre les recommandations de la RAND Corporation et la politique mise réellement en œuvre par les États-Unis est attestée par le fait suivant : l'instabilité croissante autour de la Russie dès octobre 2020 a été relevée avec satisfaction par le site Web Caravanserai, ouvertement parrainé par l'US Army Central Commande. A cette époque, une tentative de révolution de couleur en Biélorussie était déjà terminée, la guerre arméno-azerbaïdjanaise battait son plein et la troisième révolution avait eu lieu au Kirghizistan, qui s'est terminée par le renversement du président S. Jeenbekov. Tous ces conflits étaient vus par Caravanserai sous le même angle : les tentatives des régimes autoritaires liés au Kremlin de « défendre des systèmes impopulaires ».

Quelle relation cette « analyse » avait-elle avec les événements au Kirghizistan et la guerre en Transcaucasie, on ne peut que le deviner. Parallèlement, outre les trois derniers conflits, la publication du Comité central en rappelait d'autres, « couvants » ou « gelés » : le conflit entre la Russie et l'Ukraine à propos de la Crimée et du Donbass, les conflits sud-ossète et abkhaze avec la Géorgie, et le conflit entre la Transnistrie et la Moldavie.

Tous ces conflits permettent aux États-Unis de contenir « l'État pivot », empêchant sa renaissance en tant que force géopolitique dominante en Eurasie. Dans le même temps, la coopération active de la Russie avec la Chine et l'Iran est extrêmement désagréable pour Washington, qui ravive le « cauchemar géopolitique » de la seconde moitié des années 1940-1950, lorsque les pays du bloc socialiste contrôlaient la majeure partie de l'Eurasie.

A cet égard, dans les « Balkans eurasiens », il faut s'attendre à ce que l'Occident inspire de nouveaux conflits visant à saper les relations entre les pays des « Trois Grands » et à créer des obstacles à leur coopération économique.

Eurasie: à la recherche des origines de la géopolitique américaine, par Alexandre CHUSTOV

Husson souligne le rôle des neo-con US dans la guerre en Ukraine

L’hypersonique à charge conventionnelle: l’arme fatale russe

courrier-strateges

L'hypersonique à charge conventionnelle: l'arme fatale russe

Laisser un commentaire Annuler la réponse

Articles recommandés

France Travail : devenez les Tsiganes du Macronistan ! par Modeste Schwartz

49-3 : feu la sécurité sociale, assureur du peuple, par le peuple, pour le peuple

Articles populaires

Jean-Dominique Michel : “L’Etat n’a pas à se mêler de la santé des gens”

ALERTE : les comptes publics français en pleine implosion

Vers une guerre par injection d’aérosols au-dessus des ennemis ?

En piste pour un krach bancaire ? par Florent Machabert

Pourquoi je ne supporte plus le mot “permaculture”

Boutique

Besoin d’aide ?

Informations

Bienvenue !

Créer un compte

Mot de passe oublié

Are you sure want to unlock this post?

Êtes-vous sûr de vouloir annuler votre abonnement ?

Eurasie: à la recherche des origines de la géopolitique américaine, par Alexandre CHUSTOV

Ce contenu est réservé aux abonnés

S'abonner

Acheter l'article

Husson souligne le rôle des neo-con US dans la guerre en Ukraine

L’hypersonique à charge conventionnelle: l’arme fatale russe

Laisser un commentaire Annuler la réponse

Articles recommandés

Articles populaires

Boutique

Besoin d’aide ?

Informations

Bienvenue !

Créer un compte

Mot de passe oublié

Are you sure want to unlock this post?

Êtes-vous sûr de vouloir annuler votre abonnement ?