Les élites médiatiques ont découvert une nouvelle culture de référence dans ce qu’elles appellent la « morale ». Elle est l’instrument de domination de la médiacratie. Les hommes politiques s’inspirent de ce « code de valeurs » et produisent une politique dont ils pensent qu’elle gagnera les faveurs des médias et correspondra ainsi à l’opinion majoritaire. Mais à force de marcher sur des œufs, on risque aussi de casser beaucoup de choses.
Récemment, la ministre allemande de la Défense a provoqué les moqueries des représentants politiques et des médias en publiant une vidéo personnelle à l’occasion de la nouvelle année : « Une guerre fait rage au milieu de l’Europe. J’ai eu l’occasion d’avoir de nombreuses impressions particulières, de faire de très nombreuses rencontres avec des personnes intéressantes et formidables. Pour cela, je vous dis un grand merci », déclare Christine Lambrecht devant un fond sonore assourdissant de pétards et de grenades de la Saint-Sylvestre. Setting malheureux, estiment certains. Inacceptable pour une ministre de la Défense, disent les autres. Les critiques, les moqueries et les indignations fusent de toutes parts. Les politiques de tous bords se sentent obligés de donner leur avis. Les médias dominants alimentent un débat (qui n’en est pas vraiment un), en reproduisant les commentaires dans leurs chambres d’écho. L’Allemagne officielle fait ce qu’elle sait faire de mieux. Elle s’excite ! Il s’agit d’obtenir l’opinion de la majorité, même si celle-ci ne trouve pas d’équivalent dans la société. Il s’agit d’être du « bon côté », même s’il ne peut pas y avoir de « bon » ou de « mauvais » côté.
Messages politiques – sans contenu mais moralement inattaquables
Le message de Nouvel An de Mme Lambrecht est, par son absence de contenu, prototypique d’une génération de politiciens telle que nous la rencontrons dans plusieurs pays de l’UE. L’évitement des « fautes morales » semble être devenu un critère de qualité dans la gestion de la zone de tension entre médias, politique et société – surtout en Allemagne. Les élites médiatiques ont découvert dans ce qu’elles appellent la « morale » une nouvelle culture de référence. Les hommes politiques s’orientent vers ce « code de valeurs » et produisent une politique dont ils pensent qu’elle a les faveurs des médias et qu’elle correspond ainsi à l’opinion de la majorité.
Cette guerre des nerfs entre la politique et les médias donne lieu à des messages absurdes sur les réseaux sociaux. Même si ces messages sont souvent vides de sens, ils provoquent toujours une excitation collective. La ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock a twitté peu avant Noël : « Aujourd’hui, nous franchissons une étape qui aurait dû être franchie depuis longtemps : nous ramenons vingt #BeninBronzes dans leur pays d’origine, le #Nigeria. Cela ne guérira pas toutes les blessures du passé. Mais nous montrons que nous prenons au sérieux le travail de mémoire sur notre sombre histoire coloniale ». Le Nigeria, une colonie allemande – apprenez la géographie et l’histoire, lui a-t-on rapidement répondu. L’Allemagne officielle fait ce qu’elle sait faire de mieux, elle s’excite dans un débat totalement inutile sur le génocide, l’art spolié et les bandes côtières qui appartenaient en fait à l’empire colonial allemand et qui se trouvent en fait sur le territoire de l’actuel Nigeria.
Une autre digne représentante de cette nouvelle culture de référence est Claudia Roth, en tant que secrétaire d’État chargée de toutes les questions relatives à la culture. On peut lire dans le contrat de coalition de l’actuel gouvernement fédéral allemand comment contourner les « fautes morales » en matière de culture, celle-ci devant être« accessible, diverse, équitable entre les sexes et durable ». Claudia Roth a été, selon ses propres dires, le premier membre du gouvernement à se rendre dans la ville portuaire ukrainienne d’Odessa en juin 2022. Elle y a non seulement défendu les livraisons d’armes allemandes (pour que l’Ukraine puisse défendre sa culture contre les Russes), mais a également visité un mémorial pour les Juifs assassinés à Odessa pendant la Seconde Guerre mondiale. Selon la nouvelle lecture allemande, il s’agit d’un chef-d’œuvre de diplomatie culturelle moralement inattaquable !
Quelques jours seulement après cette visite, Mme Roth a toutefois plongé. Après l’ouverture de la « Documenta » à Cassel, le balancier de la « Erinnerungskultur » s’est remis en marche, car le collectif d’artistes « Ruangrupa » d’Indonésie a fait vaciller les standards politico-moraux avec une œuvre prétendument antisémite du groupe Taring Padi. L’Allemagne peut-elle, doit-elle montrer publiquement un tel tableau ? Le président allemand Frank-Walter Steinmeier a marché sur des œufs dans son discours d’ouverture: « Il est frappant de constater qu’aucun artiste juif israélien n’est représenté dans cette importante exposition d’art contemporain. Et cela me perturbe si, depuis peu, dans le monde entier, des représentants du Sud global refusent plus souvent de participer à des manifestations, des conférences ou des festivals auxquels participent des Israéliens juifs ».
Dans ce cas, l’excitation hystérique de la médiacratie a mis en évidence le fait que l’Allemagne s’était elle-même empêtrée dans « l’évitement de la faute morale ». Le coup s’est retourné contre elle. Le dilemme a été résumé dans un commentaire du Tagesspiegel : « Si l’on défend nos positions non négociables – dont fait partie la lutte contre l’antisémitisme – et que l’on retire de la circulation des œuvres problématiques, cela peut être pris pour de la censure. »
Une opinion majoritaire qui n’en est pas une
De manière cohérente, ce modèle d’excitation publique collective s’est poursuivi lorsque le germaniste Richard David Precht et le sociologue Harald Welzer ont publié l’automne dernier leur livre « Die vierte Gewalt. Wie Mehrheitsmeinung gemacht wird, auch wenn sie keine ist » (Le quatrième pouvoir. Comment l’opinion majoritaire est faite, même si elle n’en est pas une). Les deux auteurs y critiquent les effets néfastes de ce qu’ils appellent la « médiacratie » : « Le système médiatique colonise (…) le système politique et le fait fonctionner de plus en plus selon les mêmes règles du jeu de la lutte pour l’attention. Des politiques pressés et poussés par les médias de masse, qui doivent en outre vérifier chaque déclaration, voire chaque expression faciale, par une autocensure anticipée, afin de ne pas être scandalisés, ne devraient guère avoir la sérénité nécessaire pour mener une politique clairvoyante et raisonnée. Et l’espace public, lieu de sensationnalisme et de scandale incessants, laisse peu de place à la crédibilité, à l’expertise, à la proximité avec les citoyens et à l’action (…). L’influence croissante des médias ne modifie donc pas seulement leur pouvoir, mais elle modifie en même temps la politique. »
Les auteurs constatent qu’en Allemagne, les médias dominants ne font pas de l’opinion pour le compte de l’État, mais plutôt pour leur propre compte. Precht et Welzer observent une tendance croissante à la polarisation, à la simplification, à la moralisation, à l’autoritarisme et à la diffamation : Les médias forment leurs propres chambres d’écho d’un milieu qui regarde toujours ce que l’autre dit ou écrit, en veillant à ne pas s’en écarter.
Que reste-t-il à résumer ? Dans ce système de médiacratie, la politique devient une surface de projection. Les chambres d’écho créées en commun renforcent l’opinion voulue jusqu’à ce qu’elle devienne l’opinion présumée de la majorité.
Quel homme politique convient donc à ce système de polarisation et de simplification de l’opinion ? Quel type de personnalité est prêt à servir de jouet et d’écran de projection ? Qui les médias peuvent-ils encenser à volonté, pour le soumettre immédiatement après à un châtiment des baguettes ?
Ce sont probablement des hommes politiques comme Annalena Baerbock, Christine Lambrecht, Claudia Roth, Olaf Scholz ou Franz-Walter Steinmeier qui s’intègrent dans ce système comme des marionnettes. Ils n’ont ni profil particulier ni connaissances spécifiques, ils n’ont pas d’habileté politique et ne convainquent pas par une approche d’homme d’État. Leurs programmes politiques sont aussi vides que leurs messages médiatiques. Mais la médiocratie a besoin d’eux et en abuse pour former, avec leur aide, une « opinion majoritaire ».
Le prix à payer est élevé, les auteurs Precht et Welzer le savent bien : la démesure du jugement, devenue la règle, détruit la mesure sociale. Le jugement surdimensionné en permanence sape la capacité de jugement. L’indignation mise en scène, multipliée par millions, est sans doute le moteur le plus efficace de la désintégration de la société.
Cela explique le conformisme prussien allemand bien ancré sur des comportements moraux respectables et partagés, sur lesquels aucun leadership charismatique ne peut avoir de prise. Prendre une voie directe paraît impossible sans consensus.
Pourtant cela ne semble pas gêner Ursula VDL.