Tocqueville n’a pas résolu la contradiction entre liberté et égalité, se contentant de constater qu’elles sont incompatibles pour la démocratie. Norman Palma, insuffisamment commenté mais certainement le plus puissant philosophe politique contemporain nous incite à revenir à la source des débats grecs: en 508 avant notre ère, la réforme de Clisthène installait pour la première fois la pratique d’un accès de tous à la décision politique. Il n’y a pas de démocratie qui ne soit fondée sur l’iso-nomie (l’égalité de tous devant la loi) et l’isothymie (l’égalité en diginité de tous les citoyens). Ceci n’est possible que dans des territoires délimités: la démocratie s’étiole dans un monde sans frontières, où certains ont un accès privilégié à l’information, à la construction de la loi et au pouvoir de décision.
Lors du Congrès du Parti Socialiste, Olivier Faure a déclaré que “l’égalité des chances” était un mythe. A vrai dire, on ne devrait pas perdre de temps avec les déclarations d’un chef de parti en déclin. En déclin, précisément, parce qu’il ne croit plus à l’ascension sociale et justifie une sorte de stratification pérenne de la société française à la faveur de la mondialisation.
En revanche, il peut être intéressant de faire un petit peu de philosophie politique. Dans la Démocratie en Amérique, le grand Tocqueville a été un peu paresseux, par moments. Ainsi lorsqu’il se contente de constater qu’il est difficile de poursuivre à la fois la liberté et l’égalité. Et les libéraux qui ont redécouvert Tocqueville, dans les années 1980, se sont contentés d’invoquer l’argument d’autorité tocquevillien pour condamner le socialisme. Du coup, des notions comme “égalité des chances” ou “isothymie” (utilisée par Francis Fukuyama mais, surtout, pensée par Norman Palma) ont été maltraitées.
Ce contenu est réservé aux abonnés
Pour profiter pleinement de l'ensemble de nos contenus, nous vous proposons de découvrir nos offres d'abonnement.
La conception politique du monde gréco-romain, fondé sur le principe d’autonomie et sur la “justesse” des liens entre les citoyens (Norman Palma évoque utilement Aristote et Ulpien à propos de la conception non dogmatique du “juste”) est foncièrement incompatible avec notre système embourbé dans la voie de l’hétéronomie et de l’indifférencié. Cette voie sans issue résulte de la cassure profonde entre l’éthique et la raison instrumentale, cassure survenue de longue date dans l’essor de l’Occident (XIIe) et traversant les siècles. Pour établir les conditions réelles d’une égalité des chances dans la nation moderne, il faudrait retrouver le mode de pensée de type cosmogonique cher aux Grecs, dont procède le droit naturel, et rompre ainsi avec ce travers de l’esprit consistant à penser toutes choses comme des objets dépourvus d’interactions autres que ceux décidés par l’être humain, ce qui condamne ces “objets” à être mus de l’extérieur. Pour l’instant, l’Occident subit donc le rêve d’une réduction du monde à une mécanique d’horlogerie, rêve de prétendus horlogers, c’est-à-dire volonté chimérique d’un pouvoir vraiment total. A côté de ces fantasmes très anciens malgré leur clinquant, la civilisation avance selon une autre perspective en créant des formes appropriées. L’article l’indique, la nation moderne est un lieu politique, donc un projet commun non soumis à une tutelle, ni à une programmation. Ses potentialités sont grandes. Comme une certaine forme d’égalité et la liberté doivent y être conciliées, le pouvoir, dans cette optique, ne contrôle pas la population ; c’est la population qui est censée contrôler le pouvoir. Mais ce lieu politique est marqué par l’inachèvement. En effet, le processus mécaniciste évoqué, en portant atteinte à la dynamique des liens justes dans la population (condition nécessaire), bloque pour le moment son plein développement historique.
*dépourvus d’interactions autres que celles