Hélène Strohl épingle la politique en faveur des tablettes menées par la région Ile-de-France, qui durcit une logique de discrimination sociale au sein des établissements scolaires.
A grand renfort de tapage médiatique, la Région Île-De-France a annoncé que dorénavant les lycéens seraient équipés, selon la volonté de leur établissement, soit de manuels scolaires, soit de tablettes ou ordinateurs avec des « manuels » numériques.
Remarquons d’abord que si les enseignants[1] et l’administration des lycées généraux et technologiques ont été consultés, la décision s’est appliquée sans débat pour les lycées professionnels. Ce qui, ajouté au fait que ce sont les lycées « de centre-ville », ceux des classes bourgeoises, qui ont choisi massivement d’en rester aux livres, accrédite bien la stratégie suivie : pour les pauvres et les illettrés, la tablette, pour les futures élites, le livre. On imagine même que les éditeurs, saisissant le filon, concocteront, pour les fidèles du livre, des Malet-Isaac et des Lagarde et Michard à la place des manuels actuels, élaborés pour éviter aux enfants de « s’ennuyer » en lisant un texte plus long qu’une demi-page.
La présidente de la Région Île-De- France, s’expliquant sur ce choix, vise à réduire la « fracture numérique » : les élèves des lycées de centre-ville (on dit ainsi pour ne pas dire « grands lycées » ou lycées pour les élites) seraient déjà tellement pourvus en appareils, smartphones, tablettes, ordinateurs, etc. qu’il ne leur manquerait que les manuels ! Au contraire des enfants des lycées de banlieue, à qui il faudrait offrir la tablette et les manuels numériques adaptés, non pas parce que la pédagogie ainsi développée leur serait plus favorable, mais pour faciliter leur accès à la « machine ».
Les tablettes et les quartiers
Est-ce que ni les élus de la région, ni ses fonctionnaires se sont jamais promenés dans les « quartiers » : il n’est sans doute pas un élève de lycée (15 ans et plus) qui ne possède pas de smartphone et de tablette, qui ne soit pas addict depuis son jeune âge à la télévision, aux consoles, aux échanges sur les réseaux sociaux. Curieux d’ailleurs que le ministre de l’éducation interdise le portable à l’école et qu’en même temps on pourvoit les élèves en tablettes, connectées, qui leur permettront de faire la même chose en classe qu’on veut leur interdire : photographier les enseignants en mauvaise position, diffuser des images de harcèlement sur les réseaux sociaux, voire bien sûr tricher aux contrôles, etc. !
Certes, l’administration a prévu de pouvoir faire contrôler l’usage des tablettes par l’enseignant à partir de son écran, de désactiver Internet à distance en cas de vol et autres sécurités. Les comportements des élèves dans les collèges numérisés montrent cependant que les enfants ne sont pas en reste d’idées et de connaissances pour faire de ces tablettes un usage non prévu !
Curieux aussi que la formation prévue pour les enseignants soit assurée par « La Poste », en quelques jours maximum, comme si ceux-ci avaient besoin d’apprendre à se servir des machines, mais que la pédagogie soit la même quel que soit le support utilisé ! Les enseignants en demande de formation à l’usage de ce nouvel outil se sont vus renvoyés sur les formations existantes qui ne sont ni obligatoires ni systématiques. Dans nombre de classes la tablette ne servira sans doute que comme agenda et comme support de textes et images, sans véritable invention pédagogique.
Tablettes et fracture cognitive
Tout se passe comme si on avait pris acte de la fracture non pas numérique, mais cognitive entre les enfants qui accèdent au livre et à l’écriture, aux mots et à leur usage, dès le très jeune âge, dans leurs familles et à ceux à qui il faudrait tout juste enseigner à « se débrouiller » en envoyant des SMS sur leur téléphone et des photos sur Instagram.
Croit-on vraiment que le corps ne joue aucun rôle dans l’apprentissage de l’écriture et de la lecture ? pense-t-on que tapoter sur un clavier et former, avec un stylo, des lettres et des mots implique les mêmes processus de mémorisation ? Sait-on si la lecture de textes forcément courts et « disparaissant matériellement » au fur et à mesure de l’avancée des pages sur la tablette, entraîne les mêmes processus de compréhension que la lecture d’un livre ?
Bien sûr, les enfants qui ont d’abord été familiarisés aux livres, les magnifiques albums enfantins, au graphisme et au style toujours plus élaborés, sauront comprendre tout écrit, quel que soit le support, une fois acquis le mécanisme de la lecture dite « silencieuse », celle au cours de laquelle on comprend et on mémorise tout en déchiffrant, parce que le déchiffrage est devenu automatique. Mais ceux qui n’ont pas été abreuvés de mots et d’images symboliques durant leur petite enfance, ceux dont les seuls livres pour enfants sont ceux que vendent les grandes surfaces et pas ceux des éditeurs spécialisés dans la littérature enfantine classique et contemporaine de grande qualité, ceux qui n’ont que peu ou pas du tout de livres chez eux, ceux qui ont eu un accès si précoce aux écrans qu’ils font difficilement la différence entre l’image virtuelle et la réalité, pense-t-on vraiment que l’usage exclusif des tablettes au lieu et place des manuels scolaires leur enseignera l’usage des mots, des phrases, des narrations ?
La mode électorale dans les quartiers
On ne sait pas, car avec les institutions publiques on ne sait jamais, si ces décisions sont prises d’abord pour des raisons d’économie, si elles obéissent à une mode ou si elles sont à visée électorale, la distribution de tablettes, marquées du sceau du généreux donateur public étant sans doute plus payante que celle des manuels, qu’il fallait en plus couvrir et rapporter en fin d’année en bon état ! Notons quand même que la tablette est « offerte » par la Région aux lycéens en seconde et qu’elle leur appartiendra même une fois leurs études terminées. Mais ce sera aux lycéens de financer le remplacement ou la réparation des tablettes cassées, perdues, volées. Et rien pour l’heure n’a été prévu pour la maintenance. Enfin les enseignants ne se voient pas offrir la même tablette que leurs élèves. À eux de s’équiper ! Certes, les changements incessants de programme qui tiennent depuis une décennie lieu de réflexion pédagogique, entraîneront moins de dépenses publiques s’il s’agit de distribuer de nouveaux logiciels plutôt que de nouveaux programmes. Les éditeurs pouvant d’ailleurs plus facilement réutiliser les différents éléments en les agençant selon les nouveaux programmes, dans la mesure où ni l’histoire, ni les textes littéraires ou philosophiques, ni les théorèmes de mathématique ou de physique ne changent fondamentalement au gré des répartitions nouvelles décidées par les sages en charge du programme censé doter tous les enfants du fameux socle de savoirs fondamentaux.
Il ne s’agit là que d’un épisode de l’absence totale de réflexion publique (commune) sur l’adaptation de l’enseignement, dès le plus jeune âge, aux conditions de vie des enfants. Tout se passe comme si l’enseignement n’était que la diffusion de connaissances minimales destinées, comme le déplorait déjà Marc Bloch, à préparer des examens et des concours, et ne faisait pas partie de l’éducation.
Savoir lire, se concentrer et comprendre un texte, savoir mettre des mots sur les faits, les pensées, les émotions de la vie quotidienne participe sûrement plus à l’amélioration du « vivre-ensemble » que les cours de morale et d’instruction civique déconnectés de la réalité quotidienne. Donner aux enfants, à tous les enfants les instruments cognitifs nécessaires pour non seulement accumuler des connaissances, mais pour penser leur vie, la vie commune, passe par l’usage des mots : pas seulement des mots de la communication de base, celle des sms et des réponses à des QCM ou des « textes à trous », mais par l’accession à ces mondes à la fois familiers et étrangers que sont les histoires, les fictions, les contes, les légendes. Savoir mettre des mots sur des images, ce que l’enfant à qui on lit des contes illustrés ou les albums de Tomy Ungerer ou de Maurice Sendak pour ne citer qu’eux, apprennent sans effort, est nécessaire pour ne pas être sous l’emprise des images, pour les relativiser.
C’est pour cela que le livre et de préférence le livre comprenant de longs passages narratifs est un instrument d’accession à la culture et au savoir que ne permet pas l’usage exclusif des supports numériques auquel on veut réduire les classes populaires sous prétexte de leur donner « le plus moderne » !
Hélène Strohl, inspectrice générale des affaires sociales honoraire.
[1] Je remercie les deux enseignants, d’un collège « numérisé » et d’un lycée professionnel de banlieue qui ont documenté ma réflexion.
Catastrophée par le manque de culture littéraire, mais aussi historique et sociale, de mes petits enfants, dont pourtant l’un est aujourd’hui en 4ème année de médecine et l’autre en 3ème de Sc. Po. En revanche, ils sont très ouverts et curieux, je dirais moins alourdis du passé que nous ne l’étions au même âge. Qu’en penser ?