Les grèves dans les services d’urgence ont commencé au mois de mars et n’ont cessé de s’étendre depuis lors. Six mois plus tard, Agnès Buzyn propose un plan en douze points avec un financement de 750 millions d’euros. L’ensemble des mesures, dont une grande partie avait déjà été annoncé il y a plusieurs semaines ou plusieurs mois, n’apporte pas de réponse aux problèmes immédiats des urgences et pose le problème de la logique même de l’action publique.
L’engorgement des urgences n’est pas un problème nouveau, mais il prend des proportions jamais atteintes qui mettent beaucoup de services au bord de la rupture. Une grande partie du problème s’explique par la venue aux urgences de personnes souffrant d’affections bénignes, qui pourraient être prises en charge par la médecine de ville.
Les pouvoirs publics français semblent désarmés vis-à-vis de cette nécessaire gestion des flux. Alors que la désertification médicale s’accroît partout en France, les urgences hospitalières deviennent un refuge pour tous les maux du pays… et craquent sous le poids de cette charge.
Une gestion tardive du dossier des urgences
Dans tous les cas, la ministre ne pourra échapper à la critique de la lenteur. L’affaire des urgences s’enkyste depuis plusieurs mois. Après l’annonce (insuffisante) de 70 millions d’euros débloqués en juin, la ministre ne semble pas prendre la mesure du conflit qui s’étend depuis plusieurs mois. Alors que les grévistes demandent la création de 10.000 postes, la réponse ministérielle continue à être insuffisante.
Dans la pratique, l’essentiel des douze mesures présentées hier prendra du temps à agir. C’est le cas de la fin de la tarification à l’activité, annoncée depuis plusieurs mois, qui mettra des années à se réaliser. La réponse paraît ici mal calibrée face aux attentes des services, même si elle ne manque pas de bon sens.
Face à cette apparente indifférence de l’Etat employeur pour les revendications de ses salariés, on peut craindre le pire. Comme dans la crise des Gilets Jaunes, les pouvoirs publics donnent une fois de plus le sentiment d’être incapable de dialoguer tant qu’il n’est pas au pied mur. Par les temps qui courent, cette surdité à l’ancienne constitue une vraie prise de risque, car nul ne sait jusqu’où ce genre de conflit peut aller.
Gérer le système plutôt que le changer
La réponse d’Agnès Buzyn constitue un énième effort pour mieux gérer un système en crise sans changer les règles du jeu. Le système hospitalier français repose sur le mythe selon lequel n’importe quel patient peut être pris en charge par n’importe quel hôpital public pour n’importe quelle maladie. Cette logique de guichet ouvert, qui déresponsabilise complètement les patients, explique que tout un chacun puisse se présenter à sa guise aux urgences d’un hôpital sans être refoulé.
Face à l’aberration de ce système, le plan Buzyn cherche essentiellement à désinciter à ces comportements, sans oser rompre avec leur source. On y trouvera des mesures étonnantes, comme cette limitation du recours à l’intérim: il sera interdit de cumuler plusieurs emplois dans le secteur public l’an prochain. Les urgences, qui peinent à trouver du personnel, risquent de ne pas y trouver leur compte.
L’essentiel du plan d’Agnès Buzyn consiste à modifier l’offre de soin, sans agir sur la demande. Le patient doit rester, en apparence, le centre du système et ne se voir opposer aucune limitation. Bien entendu, cette apparente toute-puissance est factice: compte tenu de l’engorgement des services, le droit à se faire soigner n’importe où est quand même très limité dans les faits. Mais on maintient la fiction que l’hôpital public, en France, est “gratuit” et ouvert à tous.
Développer l’offre dans un monde de pénurie
Dans un premier temps, et les syndicats ne s’y sont pas trompés, les propositions d’Agnès Buzyn ne devrait guère produire d’effet miraculeux. Leur objectif est de présenter des alternatives aux urgences: extension des missions des professionnels de santé de ville, développement des centres de santé, création d’un service d’accès aux soins par téléphone.
Cette dernière mesure paraît la plus prometteuse, dans la mesure où elle contient l’embryon d’une régulation des services comme elle peut exister en Allemagne. L’accès aux urgences ne serait possible que sur une orientation par le service concerné.
Mais il faudra plusieurs mois pour mettre en place ce dispositif, et pendant ce temps, on imagine mal les services d’urgence continuer sur le même mode épuisant. C’est d’autant plus vrai que les centres de santé existent déjà, et peinent à dissuader les patients d’aller à l’hôpital. Rien ne garantit donc que, sans coercition ou sans responsabilisation des patients, la mise en place d’alternatives puisse fonctionner.
Et si l’on responsabilisait les patients?
Faut-il préserver le droit d’aller aux urgences quand on a une quinte de toux ou une entorse? Ce luxe auquel les assurés sociaux français sont habitués mériterait d’être revisité. Car la racine du problème tient au sentiment de “gratuité” qu’ont les Français vis-à-vis de leurs urgences. Peu d’assurés sociaux mesurent le vrai prix de leur hôpital et considèrent souvent qu’ils ont un droit de tirage illimité sur les soins qui y sont prodigués.
Cette dérive comportementale s’explique largement par la démagogie des pouvoirs publics qui, depuis de longues années, s’efforcent de dissimuler les liens entre les dépenses de santé et les prélèvements sociaux. Le gouvernement Philippe, avec ses “zéros reste à charge” a lui-même cédé à cette facilité: il faut faire vivre la fiction selon laquelle la santé ne serait pas un marché, serait gratuite et échapperait aux lois de l’économie (et de la pénurie).
Une bonne façon de désengorger les urgences consisterait pourtant à y faire payer la bobologie qui relève des soins de ville. On ne parle pas ici de la jambe cassée, de la crise cardiaque, ni de la présomption de méningite. On parle de la bronchite, de la petite entorse du dimanche, ou de la simple céphalée. Il ne serait pas aberrant que ces affections-là soient payées cher aux urgences.
Mais il est vrai que cette mesure de bon sens romprait avec le confort de la déresponsabilisation des patients. Il s’agirait là d’une remise en cause systémique dans un pays où l’illusion d’un droit de tirage sans contrepartie sur les services publics doit être maintenue coûte-que-coûte.