Le mammouth de l'Éducation Nationale est-il le meilleur ennemi des enseignants, et son principal pourvoyeur de mal-être et de frustrations ? Les réactions d'une virulence inouïe à la suite de notre article sur les négociations menées sur les retraites témoignent de la rancoeur qui profonde qui oppose les enseignants et la sur-administration du système par leur employeur. Une fois de plus, c'est la stratégie d'un grand corps national enseignant distribués dans des établissements sans autonomie qui est au coeur du débat... et du malheur enseignant.
Le mammouth de l’Éducation Nationale est-il le premier ennemi de l’enseignant, et son principal producteur de frustrations et de hargne, bien au-delà des conditions salariales souvent dénoncées par les impétrants ? Toute revalorisation salariale est-elle par avance condamnée à échouer tant que le mammouth lui-même n’aura pas été terrassé comme en avait la conviction Claude Allègre ? Plusieurs indices laissent à penser que la réforme la plus urgente en matière d’éducation ne porte ni sur le salaire enseignant, ni sur les contenus d’enseignement, mais sur l’organisation même de ce ministère pléthorique, tentaculaire, sur-administré à coup de circulaires bureaucratiques et d’injonctions paradoxales produites par une caste coupée des réalités.
Le mammouth de l’Éducation Nationale ne cache pas ses dysfonctionnements
On relèvera simplement cette affaire sidérante : le 23 septembre dernier, une directrice d’école s’est suicidée sur son lieu de travail en Seine-Saint-Denis.
Dans un courrier envoyé deux jours avant son suicide à de multiples destinataires, cette femme de 58 ans mettait en cause l'Education nationale et ses conditions de travail, détaillant "son épuisement", la solitude des directeurs, ou encore les réformes incessantes et contradictoires.
On apprend par l’intermédiaire du SNES que le ministère, c’est-à-dire l’employeur, a reconnu sans barguigner sa responsabilité dans ce décès. L’explication donnée à cette décision par le ministère laisse sans voix : ce serait une « décision coutumière de l’administration dans ce genre de circonstances, car elle permet d’assurer une protection maximale aux ayant-droits ». Autrement dit, voilà un employeur qui reconnaît sans se poser de question, de façon « coutumière » sa responsabilité dans le suicide de l’un de ses employés, pour que sa famille soit la mieux indemnisée possible. Point. Fermez le ban ! circulez, il n’y a plus rien à voir.
Imagine-t-on ici un mécanisme analogue chez France Télécom, en son temps, chez Renault aujourd’hui, ou dans n’importe quelle entreprise privée ? Le scandale serait immense, et les pleureuses attitrées de la gauche socialiste défileraient devant les micros et les caméras pour dénoncer les méfaits du capitalisme et pour exiger une loi répressive contre ces méchants exploiteurs que sont les patrons. À l’Éducation Nationale, au contraire, le suicide d’un salarié épuisé par son travail est une situation « coutumière » qui ne choque manifestement plus personne, et qui n’impose à aucun ministre, à aucun recteur, à aucune directeur d’administration centrale un examen de conscience immédiat en place de grève.
Deux poids, deux mesures!
Ah… les réformes incessantes et contradictoires
La directrice d’école qui s’est suicidée a invoqué les réformes incessantes et contradictoires pour justifier son geste et son épuisement. Mieux que le mot « réformes », elle aurait pu utiliser le mot « décisions administratives absurdes ». Car il est un fait que l’école publique en France est d’abord un espace où le rond-de-cuir content de sa psycho-rigidité et de son petit entre-soi est tout-puissant. Le grand public n’imagine pas le nombre de circulaires que chaque fonctionnaire désoeuvré dans un bureau (mais qui se croit très occupé) est susceptible de rédiger pour s’occuper et justifier son emploi. Et des fonctionnaires désoeuvrés, l’Éducation Nationale en compte un volume considérable. Nous l’indiquions récemment, ils sont près de 30.000 à posséder cette arme de destruction massive qui s’appelle « rédiger une circulaire ». Et comme nous l’indiquions, la France est recordman mondiale de cette part de l’administration dans la dépense éducative.
À tous les niveaux, ces gens peuvent s’illustrer par des initiatives procédurières sans limite. Il y a les inventions que les Français connaissent, comme « admission post-bac », qui autorise le « système » à condamner un passionné d’histoire à faire des études de biologie, et un passionné de biologie à faire des études d’histoire. Mais il en existe bien d’autres, de ces procédures, de ces décisions, de ces usines à gaz, inventées dans un labyrinthe de bureaux hors de contrôle, qui se terminent toutes par un poison administré quotidiennement à chaque enseignant.
Le poids des corps d’inspection est une vraie mise à mort de l’éducation en France
En réalité, l’école en France est d’abord menacée par un corps qui n’a pas d’équivalent dans les autres pays industrialisés : les inspecteurs. Qu’ils soient chargés des écoles primaires, des collèges ou des lycées, ces inspecteurs ont un pouvoir de nuisance largement passé sous silence mais dont les Français ont bien tort de sous-estimer les dégâts. Le meilleur de l’inspection réside souvent dans des décisions pédagogiques ineptes, hors sol, imposées au forceps aux enseignants.
Comme ce pays compte encore de belles intelligences, les enseignants les plus brillants sont souvent les plus rapides à mettre en cause des décisions prises « d’en haut » et sans préparation véritable. Et ces rétifs aux régressions sont volontiers pénalisés, sanctionnés, ralentis, pendant que les thuriféraires vides de sens et d’amour-propre bénéficient de promotions rapides. L’histoire de l’évaluation par les compétences et du « pédagogisme » n’a pas fonctionné autrement.
Il reste à écrire l’histoire de ce suicide méthodique du pays par des professeurs Nimbus qui pratiquent souvent une sorte de polpotisme éducatif moderne. Par exemple, l’épreuve de français au baccalauréat obéit à des règles d’évaluation que plus personne, dans la machine éducative, n’est capable d’expliquer. Les empoignades ineptes sur ce sujet entre inspecteurs, tous plus byzantins les uns que les autres, ont anéanti l’enseignement de notre langue. Combien de ceux qui se sont indignés de ce délabrement scandaleux ont été sanctionnés par de petites ou moins petites vexations dans leur carrière ? On serait heureux qu’une étude transparente soit menée sur ce sujet.
Et pendant ce temps, l’enseignant dans sa classe est chargé, c’est vrai, de réparer les dégâts d’un système dont les décideurs ne savent plus à quoi il sert, ni où il va.
On peut comprendre la hargne, la lassitude de certains, même si cette démotivation ne justifie pas tout, loin de là.
Le dégraissage du mammouth est inévitable
La prolifération bureaucratique dans notre système éducatif est une sorte de la loi de la nature, de phénomène scientifiquement prévisible dont on peut tracer les grandes étapes de l’évolution. À la base, il y a bien ce transfert de la fonction éducative opéré à la serpe par la IIIè République : ce qui relevait du clergé régulier devient brutalement une mission publique. Sans qu’ils n’en prennent conscience alors, les barbus de la République forgent un nouveau clergé, un clergé républicain, avec ses fantasmes de gestion nationale des corps et d’établissements tous organisés sur le même modèle, tous encadrés de la même façon. De la règle de Saint-Benoît à la règle de Jules Ferry, les mots changent, mais les fantasmes persistent.
La massification de l’éducation a fait le reste. Il faut accueillir bon an mal an dix millions d’élèves, avec des personnels appartenant à une seule armée, celle de la rue de Grenelle, avec son statut unique, et son droit illusoire de pouvoir retourner enseigner à Brive-la-Gaillarde le plus tôt possible, près de sa famille, quand les besoins sont ailleurs, à commencer par ces espaces mystérieux où l’on procrée à tour de bras, appelés les banlieues difficiles. Cette logistique immense est un Moloch-Baal affamé de ronds-de-cuir et de bureaucrates à foisons tous investis d’un petit pouvoir : parfois simplement celui de faciliter une mutation près d’une vieille mère ou d’un oncle en fin de vie, parfois celui d’attribuer un bout de budget, ou un poste supplémentaire, ou un petit quelque chose qui donne une prééminence jouissive sur le quidam enseignant.
L’idée que l’éducation soit « nationale », et donc d’un seul tenant, contrairement à ce qui existe ailleurs, en Allemagne par exemple, où elle est fédéralisée, a une contrepartie : le mammouth fait du gras, et pris d’une boulimie permanente, s’organise pour s’engraisser toujours plus. Pour trois enseignants, on recrute un non-enseignant… Celui-là est chargé de faire vivre cette projection fantasmatique selon laquelle la République aurait besoin, pour prospérer en 2019, d’avoir une école qui s’organise de la même façon qu’en 1919, avec des rectorats tous bâtis sur le même modèle, des inspections académiques, des corps enseignants nationaux, des établissements aux ordres, et des enseignants qui enseignent comme au bon vieux temps.
Ce fantasme-là, cet impensé radical des temps modernes, a un coût. Il oblige à une superstructure administrative coûteuse, consommatrice de main-d’oeuvre et d’énergie, impossible à contrôler et destructrice de bonne volonté. D’où ce spectacle d’une somme d’intelligences individuelles qui produit une immense bêtise collective.
Pourquoi les enseignants sont les artisans de leur propre malheur
Les solutions à ce mal sont bien connues. Contre une gestion obsolète des ressources humaines, il faut donner aux chefs d’établissement un vrai pouvoir et de recrutement et de détermination des salaires. Mais il est un fait que l’éducation nationale a volontiers considéré que le corps des chefs d’établissement permettait de gérer la pénibilité du métier de prof de sport et ne s’est guère souciée de faire monter ces personnels en compétence une fois devenus chefs d’établissement. D’où une intense résistance des enseignants et de leurs syndicats à l’autonomie des établissements.
Et c’est ainsi que l’enseignant organise son propre malheur. Dans un univers où son chef d’établissement aurait le pouvoir d’augmenter le salaire des meilleurs et de sanctionner les casse-bonbons, la démotivation serait moins forte. Mais il faudrait accepter de forger de vrais projets d’équipe et de perdre les avantages de la solitude devant sa classe (entendez sans patron pour s’assurer chaque jour que le travail est fait, et sans collègue pour s’enquérir de ce que vous faites avec les élèves au jour le jour). Et puis il faudrait accepter que la mission première de l’éducation nationale soit de former les enfants, et non d’offrir un emploi sûr dans sa région d’origine ou près de la maison de vacances.
Autrement dit, l’amélioration de la condition enseignante passe par deux étapes dont les enseignants ne veulent majoritairement pas : la fin des corps nationaux et l’autonomie des établissements. Tant que ces deux étapes n’auront pas été franchies, il faudra se satisfaire d’une immense machine administrative qui met en place des règles obsolètes au détriment de la motivation individuelle. Et qui pompe des moyens budgétaires colossaux, au détriment de l’augmentation du salaire des enseignants.
Merci de cette analyse convaincante que je partage.
Mais je pense que le vrai remède à cette plaie est la concurrence entre les établissements, publics et privés, organisée par le chèque-éducation.
La sélection naturelle éliminera les mauvais établissements, et favorisera les bons.
Tous les problème ne seront pas résolus, mais nous avancerons dans la bonne direction.
J’approuve parfaitement l’idée du chèque éducation.
Étrange conclusion… L’autonomisation des établissements est bien le projet en cours, et il inclut l’atomisation totale des équipes pédagogiques qui existent aujourd’hui, tant bien que mal. La récente réforme du lycée en détruisant jusqu’au concept de « classe » a détruit toute possibilité de collaboration entre enseignants…