Protection! C’est probablement la doctrine fondamentale, le maître-mot, de tous les énarques… Il faut fabriquer de la protection pour tous. Emmanuel Macron en a fait sa doctrine, d’ailleurs: “libérer et protéger”. Ce vocabulaire de la protection dans toutes les bouches énarques tranche avec la détestation dont sont l’objet ceux qui l’utilise et le manie avec autant d’empressement. Mais pourquoi les énarques veulent-ils développer tant de protection pour les autres, et pourquoi sont-ils si peu aimés malgré tout?
Libérer, protéger, unir.
— Benjamin Griveaux (@BGriveaux) 24 octobre 2018
Nous menons une politique d’émancipation par le travail, qui doit mieux payer.@EmmanuelMacron @EPhilippePM @gouvernementFR #ConseilDesMinistres pic.twitter.com/SCV5OWEWiT
C’est quand même curieux, cette caste aristocratique qui fonde sa légitimité, son droit à commander la société, en expliquant à tour de bras qu’elle est là pour protéger les autres. Tel est le cas de l’énarchie, qui s’est auto-proclamée grande protectrice de la nation, et grande pourvoyeuse de protection pour tous: minorités, femmes, vieux, pauvres, etc. Partout, le point commun de tous les énarques tient bien à cette volonté, à ce projet, de doubler tous les piliers de notre société par des mécanismes de protection toujours plus sophistiqués: aides sociales, subventions, fonds de garantie en tous sens.
Surtout, cette ambition mono-maniaque de la protection va de pair avec une forme d’arrogance qui suscite désormais la détestation universelle. Plus moyen de se dire, où que l’on soit, ancien élève de l’ENA sans être l’objet de railleries sans limite, voire d’opprobre sans vergogne. Tout ceci mérite bien un peu d’explication.
Les énarques et la protection: une longue histoire
Avec le “libérer et protéger”, Emmanuel Macron a définitivement érigé la “protection” en pilier de sa conception de la société et de l’action publique. Il l’a décliné, par exemple, dans son interview en début de semaine sur Europe 1, où il a déclaré: “on a besoin d’une Europe qui protège davantage les salariés, qui soit moins ouverte à tous vents”.
L’Europe qui protège, comme la France, comme l’État doivent aussi le faire. Pour un Emmanuel Macron, qui résume assez bien toute la pensée énarchique, le sens de l’action publique est de protéger contre tout: les menaces militaires, sécuritaires, mais aussi les dangers de la concurrence, du progrès technologique, de la vie elle-même. À l’entendre, seule l’idéologie de la protection aurait encore du sens.
Il rejoint ici un grand mouvement historique caractéristique de la France, où la protection collective serait l’apanage de l’État, selon les élites administratives qui la gouvernent. On en connut les prémices avec Pierre Laroque et Alexandre Parodi, conseillers d’État qui nationalisèrent dès les années 40 la protection sociale. On en vit la permanence historique avec le haut fonctionnaire Alain Juppé qui sauva la sécurité sociale en 1995 en la faisant définitivement entrer dans les comptes publics. Philippe Bas et Renaud Dutreil, conseillers d’État devenus ministres parachevèrent l’oeuvre en créant le RSI, la sécurité sociale des travailleurs non-salariés, en 2005, absorbé par le régime général sous la férule d’un autre conseiller d’État: Édouard Philippe…
On le voit, “libérer et protéger” n’est pas seulement un slogan. C’est un guide de conduite pour les grands corps de l’État depuis 1945, une sorte de scansion acharnée de l’histoire.
Les énarques et leur vieux réflexe aristocratique
Cette idée que les élites publiques doivent protéger la population n’est pas nouvelle, bien au contraire. On la trouve au fondement de l’ordre social français de toujours.
Ainsi, la proéminence d’une caste aristocratique tient essentiellement à la fonction protectrice (militairement) dévolue aux “chevaliers”. Ceux-ci prêtent le secours de leur épée au reste de la population, moyennant un rôle de conduite des affaires et le droit de lever l’impôt. En poussant le trait jusqu’à la caricature, on dira même qu’en France le rôle des élites a historiquement mélangé l’exercice de la force et la fonction de protection. On dirige parce qu’on protège.
En ce sens, les énarques n’innovent guère lorsqu’ils consacrent l’essentiel de leur temps à mettre en place des mécanismes de protection contre l’adversité. Disons même qu’ils se fondent dans le moule façonné depuis plus de mille ans par l’aristocratie – moule qui constitue un véritable creuset identitaire. À la différence de pays neufs comme les États-Unis où les élites exercent plus volontiers leur pouvoir de façon brutale et inégalitaire, les élites françaises, en tout cas lorsqu’elles sont administratives, sont plus soucieuses de garantir une cohésion collective par cette fameuse protection qui les occupe.
Protéger hier, protéger aujourd’hui
Bien entendu, la grande mission de protection qui incombe en France aux élites en contrepartie de leur autorité a changé de visage. De la protection essentiellement militaire (et politique, notamment vis-à-vis de l’autorité royale) qui prévalait au Haut-Moyen-Âge, le modèle social est progressivement passé à une protection à la fois plus abstraite, plus sophistiquée, et plus large. L’élite administrative française place plus la protection dans un rôle assurantiel et réglementaire désormais: protection contre les risques sociaux, économiques, écologiques. Cette protection procède de la loi et de mécanisme d’intervention financière comme des allocations ou des crédits d’impôt.
D’une certaine façon, la modernisation de la protection est allée de pair avec la modernisation de l’État. Mais, sur le fond, la société française continue à ne légitimer que les élites qui assument ce rôle.
Protéger les autres, se libérer soi-même
Protéger les autres ne signifie pas automatiquement s’inclure dans le processus de protection collective. Bien au contraire! les élites françaises distinguent deux mondes: celui des va-nu-pieds qui doivent être protégés par un financement public obligatoire, et le leur, qui obéit à d’autres règles et apporte d’autres bénéfices.
L’exemple le plus caricatural de cette exonération est donné par l’histoire de la sécurité sociale. Depuis toujours, les grands corps de l’État prônent un système de protection universel… qui n’engloberait pas les fonctionnaires. C’est ainsi que le régime général de l’assurance vieillesse n’a jamais “touché” aux pensions civiles qui dispensent les retraites des fonctionnaires. Celles-ci continuent à être calculées sur les six derniers mois de salaire, comme les retraites du secteur privé sont calculées sur les 25 meilleures années.
Bien entendu, lorsqu’on écoute les cris d’orfraie des fonctionnaires, cette différence majeure ne présente aucune forme d’importance. Il n’en reste pas moins que le système de protection que s’accordent les fonctionnaires est bien plus favorable que celui qu’ils accordent au reste de la population.
Protéger et asservir
Si les élites administratives françaises apprécient de protéger les autres sans se mêler aux mêmes filets de protection, il en existe une raison profonde: la stratégie de protection est d’abord une stratégie de domination de la société. Plus l’État protège la société, mieux ses élites la contrôlent et la dominent.
Toute protection suppose en effet un financement, un impôt levé, ou une contribution de toute nature, et donc un contrôle sur les ressources donc chacun dispose, ainsi qu’une obligation faite à chacun d’obéir un peu plus à l’État. Protéger donne le pouvoir d’imposer, fiscalement et plus globalement politiquement. Protéger permet en outre d’infantiliser, de déresponsabiliser, de créer un besoin d’État chez celui qui vit dans le confort de la protection.
Ainsi, la logique de protection est en quelque sorte le cheval de Troie, le visage masqué, de la domination que l’État et ses élites exercent sur la société. C’est par la protection que la domination de la société tout entière par une classe de “clercs” est légitime.
L’exemple du flicage sur les réseaux sociaux
Si certains avaient un doute sur la nature bifide et profondément trompeuse de l’idéologie de la protection véhiculée par les énarques, l’actualité nous en donne de superbes illustrations chaque jour.
Par exemple, le ministre du Budget vient d’annoncer que les services fiscaux traqueraient désormais les Français sur les réseaux sociaux, à la recherche de signes extérieurs de richesses. Est-ce la vocation de l’État de surveiller la vie privée des citoyens et d’en retirer un droit à sanction? Non, bien sûr, mais l’ensemble ne tardera pas à être justifié au nom du besoin permanent de lutter contre la fraude fiscale pour financer un État protecteur… Si vous voulez des allocations bienfaisantes, soumettez votre vie privée au détecteur de mensonges.
On voit ici comment l’idéologie de la protection agit comme un rouleau compresseur sur toutes les libertés publiques. On vous contrôle pour votre bien!
Les limites momentanées d’un modèle?
Malgré un océan inlassable de déclarations sur la protection, et de nouvelles normes chaque jour ajoutées pour mieux protéger l’ensemble de la population, les énarques font aujourd’hui l’objet d’un rejet de la part d’une grande majorité de Français.
On trouvera plusieurs facteurs d’explications à ce phénomène, mais nous en retiendrons principalement trois.
La première raison tient à la mauvaise gouvernance du pays qui se traduit par un chômage de masse persistant, une faible croissance et une pression fiscale élevée. Dans ce contexte, n’importe quelle élite ferait l’objet d’une désapprobation profonde.
La deuxième raison tient à l’avarice des énarques, qui ne manquent pas une occasion de s’accorder des avantages, voire des privilèges, refusés par ailleurs aux autres catégories de la société. Par exemple, le maintien de l’emploi à vie, c’est-à-dire de la garantie statutaire de l’emploi est mal vécu lorsque le pouvoir exécutif facilite le licenciement dans le secteur privé.
Verticalité des énarques contre horizontalité de la société française
Mais une troisième raison domine sans doute les deux autres s’il s’agit d’expliquer le désamour des Français pour leurs énarques: la verticalité extrême de la domination par l’énarchie heurte de plein fouet l’horizontalité grandissante de la société.
D’un côté, une population désormais rompue aux arcanes des réseaux sociaux, qui est capable de divulguer n’importe quelle information secrète en quelques minutes. Cette population-là n’est pas rompue à toute autorité, pourvu que cette autorité s’inscrive dans écosystème informationnelle.
D’un autre côté, des énarques étrangers à l’horizontalité de ces réseaux sociaux et immodérément attachés aux vieilles formes de l’autorité. Dans l’énarchie, tout n’est que hiérarchie à l’ancienne, règles, normes bureaucratiques, décisions venues d’en haut, préparées dans le secret et appliquées de façon discrétionnaire.
La confrontation entre ces deux univers, entre ces deux mondes, sera de plus en plus violente. Et si la caste des énarques ne s’adapte pas, elle sera balayée par le changement de paradigme de la société.
Très bon article.
Auquel il faut ajouter la débâcle de l’euro conçu par des énarques qui ne jurent que par l’Europe et y sont insensibles.
Cela se paiera-t-il cher?
J’ai le sentiment que tu prêtes à l’ENA les défauts de toute la société française. S’il y a bien une demande de protection, elle n’est pas spécifiquement française (la Sécu, est fondée par la doctrine Beveridge), sa correction passe par des formes peu visibles et elle s’accorde avec des transformations profondes de la société (urbanisation, recul de la paysannerie traditionnelle et des industries). Au demeurant, le thème est intéressant. Marginalement, si les énarques sont devenus les têtes à claques de la France, les grands corps techniques sont aussi influents et beaucoup moins critiqués.
Je crois que tu commets l’erreur française pavlovienne qui pense qu’une demande de protection est une demande adressée à l’Etat. La plupart des pays laissent le marché pourvoir à la protection et répondre à cette demande.
Un article intéressant mais qui appelle quelques remarques :
La charge contre les fonctionnaires “privilégiés” est insupportable. Le calcul de la retraite basé sur les 6 derniers mois de traitement est censé compenser un niveau et une progression de rémunération inférieurs au privé. Qu’une certaine catégorie de fonctionnaire tire abusivement parti de la situation est possible, ce n’est pas pour autant qu’il faut abuser le lecteur avec des arguments orientés issus d’informations délibérément tronquées.
Oui, la volonté de progression sécuritaire est aujourd’hui traitée de façon infantilisante et il faut le déplorer. Mais elle provient aussi d’un projet politique issu de l’expérience des déboires de la première moitié du 20ème siècle (si loin déjà ?). Un projet politique correspondant à ce qui est inscrit au fronton de nos mairies…. “A oublier son passé, on se condamne à le revivre” à dit un grand homme… Souhaitons qu’il n’en soit rien !
Non, il ne faut pas faire d’un paternalisme abusif aux effets d’aubaine dissimulés, la légitimation d’une américanisation progressive de notre société voulue par l’actuel gouvernement et promue par l’Europe. Le bonheur sociétal par la libéralisation des activités et des marchés est un leurre qui ne sert que les élites. Des élites différentes de celles que stigmatise cet article, mais encore plus nuisibles. La concurrence libre et non faussée n’est pas un projet de société, c’est un dogme économique.
Le hasard m’a fait tomber sur un autre article du Courrier des Stratèges que j’avais trouvé séduisant mais en parcourant celui-ci et quelques autres, ma déception est grande. Dommage.
Je prends bonne note de vos procès d’intention. Si la libéralisation sert les élites, pourquoi la France qui est hyper-administrée est-elle le pays où les élites sont le plus contestées?