La réforme des retraites n’est pas encore dévoilée que, déjà, elle a du plomb dans l’aile. Alors que Jean-Paul Delevoye, qui s’est arc-bouté sur l’idée d’un « âge pivot » plus tardif que l’âge légal de départ pourrait être nommé ministre des Pensions, Emmanuel Macron vient de « lâcher du lest » sur le sujet au journal de France 2. Le Président insiste soudain sur la durée de cotisations, suscitant une riposte immédiate du MEDEF et de son président. Une fois de plus, l’idée d’un grand régime universel et solidaire de retraites suscite la résistance du pays profond. Et les semaines à venir ne devraient pas apaiser les tensions. La réalité est que les Français ne veulent pas d’une sécurité sociale universelle.
C’est, depuis toujours ou presque, le paradoxe français. Tout le monde vante les mérites de la solidarité, de la sécurité sociale, de la nation une et égale, etc. Tout le monde vomit les caisses de retraite professionnelle, et tout le monde veut un système juste. Mais dès qu’il s’agit de passer à l’acte, chacun a un bon argument pour expliquer que le statu quo, c’est-à-dire l’existence de plusieurs dizaines de caisses avec des règles différentes, est bien plus favorable que la sécurité sociale universelle voulue, paraît-il, par le Conseil National de la Résistance.
La sécurité sociale universelle, une imposture française
Depuis les années 30, la mise en place d’une sécurité sociale universelle, avec un régime unique de retraite, aux règles identiques pour tous, hante les esprits de la haute administration. Avant 1940, ce projet occupait beaucoup des conseillers d’État devenus célèbres par la suite: Alexandre Parodi, et bien sûr Pierre Laroque, que certains ont retenu comme le père de la sécurité sociale. Tous ces fonctionnaires avaient une idée en tête: mettre fin aux régimes professionnels par capitalisation des années 30, et créer un grand système public de retraite, qui engloberait tout le monde (sauf les fonctionnaires, bien entendu). L’obsession technocratique de lutter contre la « concurrence émiettée » et sa volonté de transformer le pays en un grand jardin à la française, avec quelques allées bien droites et bien dégagées, faisait son oeuvre.
Dès l’arrivée du régime de Vichy, Parodi, qui fut nommé directeur de cabinet du ministre du travail René Belin, et Laroque, qui fut conseiller dans ce cabinet, s’employèrent à faire progresser leur idée. C’est ainsi que vit le jour, en mars 1941, la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse des Travailleurs Salariés, et la retraite par répartition à 65 ans. Ce système reposa d’ailleurs sur la confiscation des en-cours des régimes par capitalisation constitués durant l’entre-deux-guerres (qui n’étaient pas en faillite, contrairement à une légende tenace).
Le décret sur les Juifs d’octobre 1940 fâcha la haute administration. Parodi renonça à diriger le cabinet, et Laroque, qui était juif, partit à Londres. Le projet de sécurité sociale universelle avait alors du plomb dans l’aile. Mais Laroque revint dans les bagages du gouvernement provisoire de 1944 et eut pour projet de continuer son oeuvre. Les ordonnances d’octobre 1944 visaient bien à créer un régime universel de retraites, qui aurait absorbé tous les non-fonctionnaires: les travailleurs indépendants, bien sûr, mais aussi les professions bénéficiaires d’un régime créé dans les années 30, rebaptisé aujourd’hui, avec une pudibonderie typique de la technostructure, « régimes spéciaux ».
La résistance des régimes spéciaux à l’absorption par la sécurité sociale
Dès 1944, les ressortissants de ces régimes spéciaux se sont battus pour ne pas intégrer le régime général. Celui-ci prévoyait une retraite à 65 ans, à une époque où l’espérance de vie n’atteignait pas 70 ans. Les régimes spéciaux permettaient à leurs bénéficiaires de partir beaucoup plus tôt à la retraite. C’était le miracle de la protection sociale concurrentielle inventée dans les années 30: elle était beaucoup plus généreuse que la misérabiliste sécurité sociale que les idéologues de l’État Providence voulaient mettre en place.
En 1945, le communiste Croizat devient ministre de la sécurité sociale et enterre en beauté les ambitions universalistes du projet porté par les hauts fonctionnaires d’avant-guerre. Il valide le maintien hors du champ de la CNAVTS de tous les régimes spéciaux, largement sous l’inspiration de la CGT. Il est assez cocasse, d’ailleurs, de voir que les principaux défenseurs de la « solidarité entre tous les travailleurs », sont aussi ceux qui se sont le plus battus pour préserver de cette coûteuse solidarité les professions les plus structurées de l’époque. Ainsi, en 1945, le calamiteux (et déjà déficitaire) « régime général » est officiellement évité aux cheminots, aux mineurs, aux électriciens, aux gaziers, aux dockers et aux postiers.
Depuis cette époque, le discours de la CGT (et de FO) n’a guère changé. La solidarité, c’est bien, mais à condition qu’elle ne s’applique pas aux gros bataillons du syndicat, qui doivent continuer à bénéficier du régime des années 30, là où les salariés du privé doivent se contenter du minable régime général.
La CGT et FO résistent encore et toujours à l’envahissant régime général
En bon continuateur de la haute administration, amatrice de ce fameux régime général qui ressemble tant à un jardin à la française (pas une branche ne dépasse!), Emmanuel Macron s’est imaginé en défenseur de ce grand régime universel et solidaire de retraite préconisé par les vétérans de la technostructure. Après tout, Philippe Bas et Renaud Dutreil, autres conseillers d’État, sont bien parvenus à créer un régime pour les travailleurs non salariés (qui avaient refusé leur intégration dans le régime général en 1946!). Après tout, un autre conseiller d’État, Édouard Philippe, est bien parvenu à fusionner ce régime social des indépendants dans le régime général sous l’étiquette trompeuse de SSI. Pourquoi lui, Macron, ne parviendrait-il pas à parachever cette oeuvre en créant le régime universel dont tous les hauts fonctionnaires ont rêvé?
Simplement, il faut compter avec le pays, et avec ses doubles langages. Ce n’est pas parce que les syndicats les plus virulents (CGT et FO) émaillent tous leurs discours de référence à la solidarité nationale qu’il sont l’intention de passer à l’acte. Charité bien ordonnée…
Dès le mois de juillet, Emmanuel Macron a compris que le principe du régime général universel serait la source de tension de la rentrée sociale. CGT, Solidaires, FO, ont annoncé des mobilisations unitaires pour préserver les régimes spéciaux des années 30. Après tout, les heures les plus sombres de notre histoire ont aussi leurs limites. On peut dénoncer le fascisme des années 30 et les horreurs de Vichy tout en profitant des acquis qu’ils ont légués aux révolutionnaires en chambre qui hantent les plateaux de télévision pour amuser la galerie. Il suffit de ne pas se poser de question sur l’origine réelle du système, et d’inventer la légende du Conseil National de la Résistance qui aurait transformé une France livrée à la sauvagerie capitaliste durant les années 30 en un pays de cocagne.
Les enseignants se jetteraient volontiers dans la mêlée
Selon la loi de Murphy, les rapprochements si prévisibles des syndicats contestataires pour défendre les privilèges de leurs derniers adhérents ont stimulé les imaginations. Dès cette semaine (ce qui est inhabituel au mois d’août…), les syndicats d’enseignants annonçaient que la réforme des retraites ne pouvaient s’appliquer à eux sans qu’une revalorisation salariale intervienne au préalable. Selon eux, les enseignants français seraient, par rapport à leurs collègues européens, mal payés. On découvre que la soupe est peut-être mauvaise, mais qu’elle reste meilleure que celle des salariés du privé. À règles égales, la retraite des enseignants devrait baisser, ce qui est un aveu d’un traitement malgré tout privilégié.
Bien entendu, personne ne se demande jamais quelles sont les contreparties demandées aux enseignants dans les autres pays européens en échange d’un salaire plus élevé. Il y a fort à parier pour que, face aux exigences de performance ailleurs en Europe, les enseignants français ne préfèrent l’absolue absence d’exigence française, même si elle s’accompagne d’un salaire plus faible. En attendant, la perspective, pour Emmanuel Macron, de voir un million d’enseignants rejoindre dans la rue les bataillons d’EDF, de la SNCF, et de quelques autres, pour protester contre l’universalité de la sécurité sociale n’a rien de très réjouissant.
Comment Macron essaie de se raccrocher aux branches pour sauver sa réforme
Il n’est pas sûr qu’Emmanuel Macron ait bien perçu la profondeur de la résistance française à une sécurité sociale universelle. Il est vrai que cette résistance est occultée par les discours trompeurs des syndicats, qui prônent avec virulence le contraire de leurs convictions.
Pour l’instant, le Président tente visiblement de sauver sa réforme « universelle » en contournant la question de l’âge légal de départ. Déjà, Jean-Paul Delevoye avait préconisé, cet été, de ne pas l’appliquer aux policiers. Mais il proposait de l’appliquer aux infirmières sous statut de la fonction publique, alors que les dispositions actuelles leur permettent un départ avant 60 ans. On comprend ici que l’inclusion de toutes ces catégories dans le futur régime universel va constituer un choc d’âge.
En préconisant désormais de ne jouer que sur la durée de cotisation et plus sur l’âge de départ, Emmanuel Macron tente d’éviter cet affichage désastreux consistant à dire aux infirmièr(e)s et aux aides-soignant(e)s des services d’urgence en grève que sa réponse à leur détresse consiste à les faire partir dix ans plus tard à la retraite. Mais ce faisant, il va devoir expliquer aux enseignants qui sont entrés dans la profession après un concours passé souvent autour de 25 ans, qu’ils devront désormais trimer jusqu’à 65, 66 ou 67 ans.
Pour le coup, Emmanuel Macron s’est mis dans un bourbier, dont il va peu à peu mesurer la profondeur. La France n’est en effet pas cette tablette de cire qui peut prendre la forme que la rationalité technocratique décide de lui donner. Derrière ses apparences rationnelles, la France est une vieille tablette de marbre dont on ne peut pas changer les veines. L’histoire est obstinée. Et derrière le discours de façade sur la solidarité universelle, la France est un pays de privilèges qu’on n’abolit pas si aisément.
Excellentissime papier qui met parfaitement en perspective la problématique des retraites en France.
Nous connaissons les solutions qui seront douloureuses inévitablement.
Mais quand, comment et par qui seront-elles mises en place? Je n’en vois pas le début.