Le gouvernement profond bloque-t-il Emmanuel Macron dans ses projets, notamment internationaux en imposant un atlantisme intégral, voire intégriste? C’est ce que le Président lui-même a soutenu à plusieurs reprises ces derniers jours, comme Jean-Dominique Merchet, de l’Opinion, s’en est largement fait l’écho. Il est assez inhabituel qu’un Président de la République reprenne à son compte cette expression d’ « État profond » ou de « gouvernement profond » (expression plus juste, selon nous), puisqu’elle désigne une entité dont il est supposé avoir la maîtrise. De ce point de vue, son témoignage direct est particulièrement utile d’un point de vue historique: qui, mieux qu’Emmanuel Macron, peut être légitime à évoquer et décrire une entité invisible pour le commun des mortels, mais profondément agissante?
La question qu’Emmanuel Macron pose est directe et franche: le gouvernement profond impose-t-il un atlantisme intégriste à la politique étrangère française? En la posant, il y répond partiellement, et même franchement, puisqu’il n’a pas caché devant la conférence des ambassadeurs tenue mardi dernier qu’il considérait qu’il existait un État profond très hostile à un rapprochement avec la Russie. L’aveu est de taille. Il sous-entend que le quai d’Orsay serait dominé par des adversaires irréductibles de Vladimir Poutine (comme lui-même s’est présenté au lendemain des élections présidentielles), hostiles à toute remise en cause de la ligne punitive décidée à l’occasion de la crise ukrainienne.
Gouvernement profond et atlantisme
L’idée ne surprend, en réalité, personne. Ce qui a plutôt surpris, c’est l’extrême hostilité de Macron à la Russie jusqu’ici, et le manque de réalisme politique de cette ligne, à un moment où Donald Trump lui-même semblait s’en écarter. Cette façon très française de se faire plus atlantiste que les États-Unis eux-mêmes est une curiosité qui a connu ses premières heures de gloire sous Nicolas Sarkozy, et qui a atteint son absurde apothéose avec François Hollande, disposé à bombarder la Syrie d’Assad quand Obama mollissait.
Parmi les acteurs de la diplomatie française, marqués par le discours de Villepin à l’ONU sur la guerre en Irak, cette évolution profonde, que d’aucuns désigneront comme une reprise en main de la politique extérieure française par les États-Unis sous l’égide de Nicolas Sarkozy (lui-même proche des États-Unis à titre personnel) et jamais démentie depuis, fait grincer de nombreuses dents. Certains ont toujours considéré qu’elle était le fait de quelques acteurs, de quelques personnalités éminentes du Quai qui fonctionnaient à la façon d’un cabinet occulte, centralisant les décisions et les imposant de façon opaque.
L’étude des archives, dans quelques décennies, permettra sans doute d’y voir plus clair et de faire la part entre les fantasmes et la réalité. Mais une chose est sûre: une partie de la technostructure française est ouvertement et indéfectiblement attachée à un suivisme rigoureux vis-à-vis des positions américaines, particulièrement dès que l’on touche au Proche-Orient et au rôle de la Russie. Cette sensibilité particulière étonne.
Gouvernement profond, Proche-Orient et affaire syrienne
On ne reprendra pas ici en détail le déroulement des Printemps arabes, et singulièrement la mauvaise tournure des événements en Syrie à partir de 2011. Si l’on accepte de résumer ce qui s’est passé depuis la première guerre en Irak, on peut assez sommairement, mais sans trahir l’histoire, remarquer que l’ensemble des régimes laïcs ou indépendants installés dans le monde arabo-musulman a fait l’objet d’une déstabilisation plus ou moins poussée, au profit d’une logique sunnite assumée. Qu’il s’agisse de la Tunisie, de l’Égypte, de la Libye ou de la Syrie, après l’Irak, des « révolutions » ont eu lieu et ont débouché, dans un premier temps, sur l’installation de régimes religieux sunnites, sur tout ou partie des territoires concernés. La Turquie elle-même pourrait être intégrée dans cette évolution.
Dans des cas étonnants comme la Tunisie ou l’Égypte, l’arrivée de gouvernements trop ouvertement salafistes a obligé à des reprises en main plus ou moins directes par les États-Unis. En Syrie, la prétendue guerre civile a finalement obligé la Russie à rétablir directement l’équilibre des forces.
On sait depuis longtemps que les « mouvements d’opposition » syriens étaient armés par l’Arabie Saoudite et soutenus à des degrés divers et variables avec le temps, par les États-Unis. On sait aussi que la dynamique de cette région repose sur l’émergence d’un axe israélo-saoudien qui entend damer le pion à ces insupportables « rogue states » que sont la Syrie et l’Iran. Toute la difficulté est de savoir pour quelle raison des élites françaises, pourtant baignées dès le plus jeune âge dans le lait de la politique pro-arabe de De Gaulle, sont devenues des adoratrices impitoyables de l’axe israélo-saoudien chaperonné par les États-Unis. Ils forment ce que Macron appellent un État profond.
Gouvernement profond et complexe militaro-industriel
In fine, si l’on admet l’hypothèse (démontrable) que cette évolution pro-sunnite de la politique étrangère américaine est à l’oeuvre avec la bénédiction, et probablement à la demande, du gouvernement profond américain, c’est-à-dire à la demande du complexe militaro-industriel qui structure en profondeur la vie politique américaine, alors on jette un tout autre regard sur les remarques acides d’Emmanuel Macron. Car on comprend que, depuis la disparition du général De Gaulle, la diplomatie française a changé.
D’une part, de longue date, et c’est particulièrement vrai depuis la chute du mur de Berlin, il existe une élite française très pro-américaine, et sincèrement convaincue que l’avenir de la planète passe par une sorte d’internationale des élites. C’est ce qu’on appelle la mondialisation, à laquelle se rattache des gens en apparence hostiles à son fondement, comme Raphaël Glucksmann, le fils du philosophe maoïste propulsé en politique pour déclarer qu’il se sentait plus chez lui à New-York ou à Berlin qu’en Picardie. Cette aspiration au cosmopolitisme culturel et politique a toujours existé en France, mais il s’est renforcé depuis les années 90. Emmanuel Macron et ses nombreux discours sur l’Europe en sont une illustration.
D’autre part, sur ce fondement favorable, les États-Unis n’ont pas ménagé leurs efforts pour amener à eux des décideurs français susceptibles de servir leurs intérêts. C’est par exemple l’objet même du programme des Young Leaders, dont Emmanuel Macron ou François Hollande ont fait partie. Comme bien d’autres, qui ne sont pas tous devenus des suppôts aveugles des États-Unis, il ne faudrait pas céder ici à la facilité. Mais nous évoquions récemment le recrutement de Sylvie Goulard par un think tank américain. Tout ce petit monde a bien entendu pu prendre ses distances avec la politique américaine (parfois en la trouvant trop faible, comme celle d’Obama). Il n’en demeure pas moins que l’effort entrepris par les États-Unis pour arrimer à eux, à partir des années 80, une élite française capable d’infléchir les décisions publiques, a payé.
Même si, répétons-le, il faut se garder d’une analyse trop simpliste ici, on peut penser que le complexe militaro-industriel américain, qui a poussé à l’invasion de l’Irak et qui pousse aujourd’hui à l’invasion en Iran, s’est donné les moyens d’être soutenu par les élites qui dominent ses alliés européens.
Que faire face au gouvernement profond?
La difficulté ne commence pas avec l’identification du gouvernement profond et de ses membres influents, elle commence après. Que faire, une fois que l’on a compris la profondeur du champ où s’exercent des influences administratives contraires aux volontés démocratiques?
Deux réponses fondamentales sont ici possibles.
La première, la plus sage, consiste à prôner l’exercice de l’autorité, éventuellement en pratiquant le spoil system qu’Emmanuel Macron avait annoncé et qu’il n’a jamais osé mettre en place. Dans son esprit, il s’agissait probablement de muter vers des inspections générales languissantes des directeurs rebelles ou incompétents. Ce traitement est loin d’être indigne, puisqu’un directeur affecté en inspection générale est rémunéré environ 10.000 euros nets par mois pour un emploi du temps indigent. Nous pensons pour notre part que le système serait plus efficace si les directeurs échappaient au statut de la fonction publique et devenaient révocables sous des conditions transparentes et opposables devant un juge.
La deuxième sous-entend que le mal est plus profond qu’il n’y paraît, et que le spoil system ne suffira pas à l’endiguer. Ce qu’il faut, c’est un choc systémique et un renouvellement profond des élites administratives. Cette tâche ingrate est loin d’être simple, mais elle devient salutaire.
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