Remanier le gouvernement oui, mais on ne touche pas aux hauts fonctionnaires dont les ministres dépendent ! Depuis son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron a battu des records d’instabilité ministérielle (avec des démissions fracassantes et régulières), mais, “en même temps”, des records de stabilité administrative. Jamais aucun Président n’avait garanti une telle impunité à de hauts fonctionnaires dont la crise du coronavirus a pourtant montré les faiblesses et les limites. Et si la situation exigeait plus un renouvellement de la haute fonction publique qu’un remaniement gouvernemental ?
Durant sa campagne électorale, Emmanuel Macron avait annoncé qu’il rencontrerait personnellement les 400 hauts fonctionnaires qui détiennent les postes-clés de la République afin de les évaluer. Pour des raisons qu’il n’a jamais expliquées, il n’a jamais réalisé cette promesse, pas plus qu’il n’a esquissé la moindre réforme de l’Etat. Les plus attentifs à ce dossier se souviennent qu’il devait, le 4 décembre 2018, faire de grandes annonces sur ce sujet (comme la fin du recrutement direct des grands corps à la sortie de l’ENA). La crise des Gilets Jaunes a finalement rendu tout cela caduc. C’est donc une haute fonction publique intouchable, irréformée et sans doute irréformable, qui tient l’Etat. Les ministres changent, les directeurs restent.
Fautes et limites des hauts fonctionnaires
A l’issue d’une crise du coronavirus où les ratés administratifs se sont accumulés, la question des hauts fonctionnaires et de leur gestion méritait pourtant d’être posée. Il suffit d’écouter l’audition de Jérôme Salamon, le directeur général de la santé pour être interloqué par la dérive technocratique du pouvoir actuel. Devant des parlementaires médusés, Salomon a en effet expliqué qu’il s’était abstenu de commander le milliard de masques que préconisait Santé Publique France. Entre octobre 2018, mois où il décide de détruire le stock existant, et début février 2020, où le virus se propage, il aura commandé à peine 100 millions de masques, abandonnant les Français (et leur économie) à leur triste sort en cas de pandémie.
Ce genre de faute mérite au minimum une éviction de son poste. Dans l’ordre des choses, le Président aurait dû procéder sans délai à son licenciement pour faute lourde et le renvoyer chez Pôle Emploi. Avec Emmanuel Macron, il existe une impunité de la haute fonction publique, celle dont le Président lui-même est issu, et celle avec laquelle il gouverne par-dessus l’épaule des ministres.
Castex et le triomphe de la technostructure
L’arrivée de Jean Castex à Matignon laisse à penser que cette impunité de la technostructure devrait se renforcer. Ce pressentiment ne tient pas seulement à la personnalité du nouveau Premier Ministre, lui-même archétype du haut fonctionnaire. Il tient au duo qu’il formera avec son directeur de cabinet, Nicolas Revel, homme de la deuxième gauche dont on dit qu’il est un fidèle d’Emmanuel Macron et qu’il a été choisi par Emmanuel Macron. Dans les mois à venir, la chaîne de commandement sera claire : elle partira de Macron, passera par le secrétaire général Alexis Kohler, puis atteindra directement le directeur de cabinet du Premier Ministre, sans passer par le Premier Ministre lui-même.
C’est ce qu’on appelle court-circuiter un échelon de la hiérarchie. Bruno Le Maire adore le faire chez Renault, en court-circuitant Jean-Dominique Sénard. Edouard Philippe avait décidé de le faire avec Agnès Buzyn pour contourner les conflits d’intérêt de la ministre avec l’INSERM. Le même Philippe a semble-t-il terni ses relations avec Macron en refusant d’être lui-même durablement court-circuité, et en s’assurant de la loyauté de son directeur de cabinet, Benoît Ribadeau-Dumas.
Avec Jean Castex, tout indique que l’unité de la chaîne de commandement devrait être rétablie, c’est-à-dire que le Président pourra continuer à s’appuyer sur la haute fonction publique pour diriger seul le pays. Voilà qui pose un sérieux problème démocratique.
La politisation de la haute fonction publique est devenue irrespirable
Les dangers d’une telle technocratie sont en effet bien connus. En principe, le statut protecteur de la haute fonction publique vise à empêcher sa politisation. Le statut est devenu de nos jours le levier du contraire. Parce que les (hauts, mais pas que) fonctionnaires sont protégés même s’ils sont nuls, seule la politisation leur permet de se différencier. Faute d’une évaluation par la compétence, on évalue par la soumission au politique.
Ce phénomène de politisation a beaucoup gagné avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, et a explosé avec l’arrivée de Lionel Jospin à Matignon. Pour faire carrière, il faut passer en cabinet ministériel, plaire à son ministre puis se recaser à la tête d’une grande direction quand le ministre part. Si les Français assistaient aux réunions d’écurie, à l’approche de chaque remaniement, où les conseillers préparent de conserve leur parachutage à tel ou tel endroit, ils sortiraient probablement écoeurés par le spectacle de cette transformation de la République en supermarché de la carrière administrative. Et pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit : on fait carrière comme on fait ses courses, à cette différence près que les conseillers de cabinet ne risquent pas le chômage s’ils sont fonctionnaires, et sont donc protégés contre tout.
Dans cet univers qui pourrait donner de très belles leçons d’opportunisme et de cynisme à la cour de Versailles, l’atmosphère est irrespirable et a définitivement desséché toute idée d’intérêt général et toute aspiration à celui-ci.
Indispensable nettoyage des écuries de l’ENA
Face à ce lent pourrissement de l’esprit démocratique en France, dû à la décadence de nos élites publiques, un coup de balai massif, radical, devient indispensable. Il faut rompre sans mollesse avec ce jeu de cour et de courtisan où, pour plaire au Président, pour plaire au ministre, les esprits se corrompent et la médiocrité triomphe. Là encore, la crise du coronavirus a montré comment cette petite cour, qui pense tout savoir mieux que tout le monde et veut tout diriger en considérant qu’elle a face à elle une masse de Gaulois imbéciles, a multiplié les ratés scandaleux. Combien de cliniques privées, de laboratoires territoriaux, de médecins de ville, ont été écartés de toute participation à la gestion de crise par l’incompétence de ces hiérarques qui se soucient plus de leur petit pouvoir que de servir le pays ?
Il est indispensable de prendre une mesure simple et forte vis-à-vis de ces pique-assiettes de la République : supprimer leur statut protecteur et permettre leur licenciement pour faute ou pour insuffisance à l’issue d’une procédure d’évaluation publique. C’est par cette mesure radicale que les petits calculs personnels passeront après la cause collective.
La réforme de l’Etat devient urgente
On comprend bien le problème qui se pose pour un président de la République qui n’est pas élu local, qui ne l’a jamais été, et qui ne le sera jamais. Le naufrage de la République En Marche aux municipales l’a montré : faute de pouvoir s’appuyer sur les barons locaux, il doit s’appuyer sur les surintendants du Royaume, sur cette cohorte de hauts fonctionnaires qui émaillent le territoire, avec leur morgue et leur mépris si caractéristique pour le tiers état. Si la France souffre d’avoir des élus locaux d’un niveau très inégal, ses hauts fonctionnaires territoriaux, ses préfets, ses directeurs locaux en tous genres, ne manquent pas de se transformer en tyrans sans contrôle dès que le Président s’appuie sur eux pour gouverner.
Cette cascade de hiérarques dirige une administration obsolète, aux services poussifs, médiocres, qui ne parvient pas à se moderniser. En contrepartie de cette prestation digne d’un pays de troisième ou quatrième rang, les Français sont accablés d’impôts et de tracasseries administratives. Disposer de services publics performants, coopératifs, comme en Allemagne, comme au Luxembourg, comme dans les pays du Nord de l’Europe, et non de contrôles mesquins opérés sous la houlette de hauts fonctionnaires imbus d’eux-mêmes et dépassés par leur époque, devient une mesure de salubrité publique.
Dommage que nous ayons encore manqué le coche.