Quelques points de repère pour éviter de tomber dans les clichés antilibéraux, anticapitalistes, antiéconomiques de base.
Economie de marché, capitalisme, règne de la finance…: il y a beaucoup de Français qui confondent tout cela.
Ainsi la dénonciation du “libéralisme” est-elle un marqueur de la gauche. Mais tout est mis dans le même sac: libéralisme, néolibéralisme, capitalisme….A droite on n’a pas forcément les idées plus claires. Marine Le Pen se veut largement antilibérale parce que la droite LR et Macron adhèrent au néolibéralisme. Elle ne doit pas forcément comprendre pourquoi son père défendait, en économie, un programme quasi-libertarien et professait son admiration pour Ronald Reagan. A l’inverse, la droite LR, parce qu’elle est paresseusement néolibérale, a du mal à prendre en compte les intérêts des petits et moyens entrepreneurs. Et elle crie au blasphème quand on envisage des formes de protectionnisme.
Pour s’y retrouver dans la confusion idéologique, je propose quelques points de repère.
Le capitalisme, une invention chrétienne
Un libéral nommé Jésus ! tel est le titre d’un excellent petit livre de Charles Gave. Vous y comprendrez pourquoi il n’y aurait pas de libéralisme ni de capitalisme sans l’anthropologie évangélique.
- Jésus sécularise définitivement l’argent par son célèbre “Rendez à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César”.
- Jésus fait l’éloge de l’épargne et de l’investissement. Voir la parabole des “talents”, où le “mauvais serviteur” est celui qui n’a pas placé l’argent qu’il avait reçu en dépôt.
- Jésus ne cesse de faire l’éloge de la responsabilité individuelle.
Pour approfondir la question des liens entre le christianisme et l’économie moderne, je recommande Rodney Stark, qui donne une bonne synthèse des origines du capitalisme. On ne le sait pas à Sciences Po mais cela fait longtemps que les historiens ne prennent plus au sérieux la thèse de Max Weber qui attribuait aux protestants l’invention du capitalisme.
Le capitalisme est beaucoup plus ancien; il s’est mis en oeuvre progressivement, d’abord dans les monastères cisterciens, où l’on voit émerger le soin porté à l’entretien des outils agricoles et les premières notions de “management”, dans l’idée d’améliorer sans cesse production et rendement pour les exporter hors du monastère.
Il est essentiel de comprendre que l’idéal de la pauvreté porté par les moines, a accéléré la mutation “capitaliste”: le moine est pauvre, il ne garde rien pour lui, l’argent qui arrive au monastère doit circuler. Il peut être donné aux pauvres. Mais il peut aussi être placé, pour fructifier.
Surtout, ne le dites pas au pape François, de peur de lui faire de la peine mais les premières générations de Franciscains étaient de vibrants défenseurs de l’économie de marché et du capitalisme ! Saint Bernardin de Sienne, par exemple. Cela se comprend assez bien: le moine, ne possédant rien, est indifférent à ce qui lui passe entre les mains; ce n’est pas “son argent”. Les Cisterciens, les Franciscains des villes d’Italie du Nord ont travaillé au développement économique de leur région avec les banquiers. Etre banquier n’était soudain plus un métier réprouvé. Les banquiers recevaient la bénédiction de l’Eglise tout en apprenant à ne plus se comporter en usuriers mais en prêteurs modernes.
Fondamental: Braudel !
Il faut lire ensuite, pour bien comprendre le développement du capitalisme, ce qu’a écrit Braudel sur la question. Si vous ne vous sentez pas d’entamer les trois volumes de Civilisation matérielle, économie et capitalisme, lisez au moins son merveilleux petit ouvrage La dynamique du capitalisme. Après avoir lu Braudel, vous éviterez certaines confusions.
+ les civilisations pré-capitalistes thésaurisent. L’argent est immobilisé. Le capitaliste est celui qui épargne pour investir.
+ Les banquiers des civilisations précapitalistes sont des usuriers. Ils prêtent à des taux qui rendent tout remboursement impossible. Le capitalisme fait advenir le taux d’intérêt moderne, modéré. Il permet à la fois le financement de ceux qui manquent de capitaux et une accélération permanente de la circulation de l’argent.
Les Considérations sur la monnaie de John Locke, ouvrage de 1696, permettent de saisir ce moment de l’avènement du taux d’intérêt moderne. C’est à la fois le meilleur ouvrage de Locke et le moins lu.
Le capitalisme malade de sa monnaie?
Nous l’avons pris comme point de départ, avec Norman Palma, en rédigeant notre ouvrage Le capitalisme malade de sa monnaie. Chez Locke, en effet, on comprend qu’il existe un système monétaire naturel dans toutes les civilisations. Le système monétaire est spontanément plurimetalliques: par exemple l’or et l’argent en Europe jusqu’en 1820. Ou bien l’argent et le nickel en Chine jusqu’au pillage du pays par les Britanniques et les autres puissances européennes au XIXè siècle.
Avec Palma, nous avons montré combien l’abolition forcée du bimétallisme par l’Angleterre, en 1820, au profit du seul étalon-or, a été néfaste pour l’économie. En effet, l’argent-métal servait aux échanges de proximité, à ce que Braudel appelle l’économie de marché, stricto sensu; tandis que l’or servait aux échanges économiques de grande distance et à une épargne de longue durée. Le vote du Parlement britannique a littéralement asséché l’économie de proximité et l’a mise à la merci du grand capitalisme. Marx remarque la première crise économique moderne, celle de 1825. Mais le barbu se trompe en la désignant comme une crise se “surproduction”; c’est en fait une crise de rareté monétaire! Le drame du XIXè siècle, c’est l’abandon généralisé de l’étalon-argent sous pression britannique. Cela va des crises cycliques que connaît le capitalisme naissant aux bouleversements dramatiques en Asie où, pour compenser le drainage de leur or par les Anglais, les Indiens vident la Chine de son argent, ne lui laissant que sa monnaie de nickel et la pauvreté. Contrairement à ce que raconte Lénine, l’impérialisme n’est pas le produit du “capitalisme” mais de la distorsion, forcée par la puissance britannique, du système plurimétallique naturel. Malheureusement, personne n’a compris ces enjeux. Ce qui a permis aux marxistes de raconter souvent n’importe quoi. Et aux banquiers américains de faire un deuxième hold-up, après celui des Britanniques: ils ont, à partir de la création de la Fed, en 1913, progressivement substitué le dollar de papier à l’étalon-or. Comme nous le montrons avec Palma, ils ont apparemment pallié le problème de la rareté monétaire, mais au prix d’une dévaluation générale de toutes les monnaies et de l’impérialisme que nous savons. Depuis notre ouvrage avec Norman, est paru L’extraordinaire ouvrage de Song Hongbing, La guerre des monnaies
Lisez Norman Palma!
D’une manière générale, Marx a beaucoup senti et peu compris. Si vous voulez une fois pour toute faire un sort à Marx tout en en gardant les quelques pages qui en valent la peine, lisez toute l’oeuvre de Norman Palma. En particulier tous les développements sur l’erreur majeure de Marx: avoir cru que la “valeur” d’un produit était uniquement le fruit du “travail”. Palma vous explique parfaitement comment la valeur inclut beaucoup plus que le travail de la main d’oeuvre: elle tient compte aussi du capital, sous toutes ses formes.
En fait, obnubilé par Marx, on a complètement oublié que le XIXè et le XXè siècle sont très riches en critiques réalistes du capitalisme, dans l’idée d’en modérer les dérives.
+ pensons à toute la pensée conservatrice anglaise, dont le fondateur du parti conservateur moderne, Benjamin Disraeli, s’est fait le porte-parole. La pensée gaulliste sur la nation comme moyen de modérer le capitalisme grâce à la participation en est une petite cousine.
+ à toute la pensée chrétienne sur l’économie capitaliste en développement, qui débouche, à partir de la fin du XIXè siècle sur la doctrine sociale de l’Eglise.
+ à l’extraordinaire école autrichienne libertarienne, de Carl von Menger à Murray Rothbard, en passant par Hayek et von Mises.
+ Adjoignons lui l’école ordo-libérale de Röpke, qui débouche sur la reconstruction économique de l’Allemagne après le nazisme.
Voilà, bonne lecture !
Merci, merci, mille fois merci ! L’amalgame entre entreprise et prédation est injustement réducteur et favorise les multinationales hors d’atteinte, au détriment des petits entrepreneurs et commerçants qui jouent un rôle irremplaçable dans le tissu social. La déshumanisation est en route…
merci à vous.
Merci pour ces précisions historiques et cette bibliographie. En réfléchissant sur l’origine du capitalisme, je me suis souvent demandé s’il ne préexistait pas inconsciemment dans les peuplades primitives, avant sa théorisation et son usage moderne qu’on voit poindre au Moyen-Age comme vous le mentionnez ici Édouard Husson. Parce qu’il fallait bien « capitaliser » déjà des armes, des silex, du grain, des peaux, pour passer les saisons froides et se défendre, survivre. Mais l’espérance de vie à la naissance était si faible que la conscience devait être balbutiante et dominée essentiellement par la magie… Je répète ici souvent que si la France avait eu la chance de bénéficier de l’intelligence de Charles Gave comme Ministre de l’économie, elle n’en serait pas là, et nous non plus…
” Le capitaliste est celui qui épargne pour investir.”
Un’ peu reducteur…Ce n’est pas propre au capitaliste ça ! Le petit artisan, l’independant lui aussi épargne et n’est forcément capitaliste, au sens où il n’exploite pas un tiers pour faire le boulot à sa place, vous savez?..l’exploitation de l’homme par l’homme une des caractéristiques principales du captilisme. Ça ne transparait nulle par dans votre billet,par contre ce qui transparait c’est le mépris pour Marx, à vous lire presque un imbécile qui n’a rien compris. Je ne suis pas Bernard Friot,mais lui il ne vous aurait pas raté ! 😉
“Exploiter un tiers pour faire le boulot à sa place”, ça, c’est réducteur.
De tout temps, les humains se sont associés pour accomplir des tâches, et pas forcément sur un bien détenu en commun. L’entraide pour les tâches agricoles était une sorte de troc : en guise de rémunération, on pouvait compter sur de l’aide en retour. Il y a eu (cela existe encore) le troc au sens matériel du terme : “je coupe ton bois, j’y gagne quelques stères”. Et puis, comme on ne pouvait pas toujours rémunérer l’effort d’autrui avec des biens matériels, est venue la rémunération. C’est bien mieux que le servage, et je comprends mal le regard négatif porté par principe sur cette relation payeur-payé. Fierté mal placée ? Tentation binaire de tout ramener aux indéniables cas d’abus ? Il y a de “bons” et de “mauvais” employeurs, de “bons” et de “mauvais” employés. Ce qui est en cause, ce n’est pas “le capitalisme”, mot et concept si galvaudés, mais la nature humaine qui conduit assez facilement à l’exploitation de l’homme par l’homme, de la femme ou de l’enfant par l’homme, de l’individu fragile par le caractère dominateur, etc : on n’en finirait pas ! Pourquoi toujours élaborer des généralisations clivantes ? Qu’on le veuille ou non, un bon emploi est préférable au néoservage qui se profile, introduit dans Troie par ce cheval de guerre aux gros sabots qui a pour nom “égalité”.
Le capitalisme est un régime juridique de droits de propriété légitimes. Cela a bien été expliqué par Hernando De Soto. De nombreux pays restent pauvres car les droits de propriété ne sont pas clairement définis.
Bon, il ne faudrait quand même pas pontifier en laissant croire que ce sont les théories de l’économie qui ont créé les faits éponymes, comme si les astrophysiciens avaient créé l’Univers… Si la Sorbonne était à l’origine du capitalisme mondial, ça se saurait ; l’académisme n’est pas non plus réputé pour comprendre la manière pratique de faire de la plus-value sur un biotope économique, tout juste comprendre à posteriori comment il a pu s’organiser et croître dans de bonnes conditions et synergies. Un exemple parmi tant d’autres : la théorie de l’offre et de la demande, arrivée très tardivement dans l’Histoire humaine, explique bien cette nécessité du troc, des échanges puis de la monnaie. Une autre interrogation bien légitime : les animaux ont-ils une relation capitalistique avec les humains ? Quand on y réfléchit bien, et pourquoi pas ? Les astrophysiciens ont le même problème, ils font usage d’explications momentanées qui satisfont pendant un temps tous les observateurs. De même le « toutes choses égales par ailleurs » des économistes démontre bien que les explications valent tant que les choses sont expliquées de manière statique et formelle. Qu’y a-t-il de plus fluide que l’Univers, l’eau et leur déclinaison humaine en bout de course qu’est l’économie ? C’est pour cela que la théorie – en économie comme en astrophysique – restera éternellement une explication plus que minimaliste des phénomènes réels. Il faudrait pouvoir expliquer toutes les centaines de milliards d’interactions en temps réel. Impossible ! L’économétrie le tente, comme l’équation de Drake, mais ça reste extrêmement rudimentaire, car les hommes ne sont que des microbes, des atomes dans le flux et les agrégats de tailles phénoménales. Un peu d’humilité face au réel serait le bienvenu.