« …Il doit aussi venir un temps où les nations auront plutôt des gazettes que des histoires… »
Henri de Man a pertinemment souligné l’importance du mathématicien, épistémologue et philosophe français Augustin Cournot, un génie méconnu qui a inventé au milieu du dix-neuvième siècle la notion de posthistoire. Je suis allé voir ses œuvres sur archive.org et y ai trouvé quelques remarques écrites vers 1850. Cournot a été un grand mathématicien, un historien des sciences, un économiste chevronné, un philosophe, mais un modeste inspecteur de l’instruction publique ! Il fait penser à Kojève qui a fini fonctionnaire européen à Bruxelles…
Le génie du petit bourgeois
Cournot incarne parfaitement ce génie médiocre, petit-bourgeois à la française, qui depuis Descartes ou Pascal jusqu’aux intellectuels du siècle écoulé, rêve de sa petite place dans la fonction publique. On peut dire aussi qu’il liquide à la française toute notion d’héroïsme ou de grandeur ! Hippolyte Taine a brillamment décrit l’avènement du bourgeois français. Ce bourgeois aura bien analysé un déclin dont il est la marque la plus pitoyable. Tiens, un peu de Taine :
« Le bourgeois est un être de formation récente, inconnu à l’antiquité, produit des grandes monarchies bien administrées, et, parmi toutes les espèces d’hommes que la société façonne, la moins capable d’exciter quelque intérêt. Car il est exclu de toutes les idées et de toutes les passions qui sont grandes, en France du moins où il a fleuri mieux qu’ailleurs. Le gouvernement l’a déchargé des affaires politiques, et le clergé des affaires religieuses. La ville capitale a pris pour elle la pensée, et les gens de cour l’élégance. L’administration, par sa régularité, lui épargne les aiguillons du danger et du besoin. Il vivote ainsi, rapetissé et tranquille. A côté de lui un cordonnier d’Athènes qui jugeait, votait, allait à la guerre, et pour tous meubles avait un lit et deux cruches de terre, était un noble. »
Pour Athènes, cela dépend de l’époque. On recommandera au lecteur le texte de Démosthène sur la réforme des institutions publiques (Περὶ Συντάξεως). On y apprend qu’une loi punissait de mort ceux qui osaient proposer de rendre au service de la guerre les fonds usurpés par le théâtre…
La science française –penser surtout au grand et petit Poincaré – n’est pas seulement rationnelle : elle est raisonnable. Elle reflète d’ailleurs le déclin démographique et le vieillissement de notre population à cette époque, le dix-neuvième donc, qui contraste avec le dynamisme européen. Cela ne retire rien bien sûr à la puissance conceptuelle de nos savants et de nos mathématiciens, ni à leur lucidité.
Cournot s’intéresse à tous les sujets avec la méthode et l’étroitesse d’un penseur de son siècle. C’est qu’il évolue dans le monde petit-bourgeois de Madame Bovary. Il parle surtout de la révolution terminée, 120 ans avant François Furet dans un très bon livre inspiré par Tocqueville et Cochin :
« Alors l’histoire de la Révolution française sera close, son mouvement initial sera épuisé, aussi bien en ce qui concerne à l’intérieur la rénovation du régime civil, qu’en ce qui regarde les entreprises extérieures et l’action sur le système européen…. Dès les premières années du siècle on pouvait dire avec fondement que la révolution était finie, en ce sens que tout un ensemble d’institutions ecclésiastiques et civiles, que l’on appelle chez nous l’ancien régime, avait disparu pour ne plus reparaître… »
Après la Révolution, le “rond-de-cuir”
Le renversement de la féodalité a été finalement la grande affaire de cette Fin de l’Histoire, ce que confirment aussi bien les autres grands esprits français. Après la Révolution apparaît le rond-de-cuir (Cochin) ou bien sûr le bureaucrate soviétique, qui ne demandent qu’à conserver les acquis de leur pitance révolutionnaire. Celle-ci devient d’ailleurs de plus en plus un spectacle : on s’habille à la romaine, comme disait Debord du temps de Robespierre, et on défile au pays de Staline.
Cournot voir poindre aussi une humanité plus tiède, une humanité ni, ni, comme diraient Barthes ou Mitterrand. Une humanité vaguement religieuse, tempérée par la médecine et les machines :
« Après toutes les explications dans lesquelles nous sommes entrés jusqu’ici, est-il besoin d’ajouter qu’autant nous croyons impossible d’extirper du cœur humain le sentiment religieux et le sentiment de la liberté, autant nous sommes peu disposés à admettre que les futures sociétés humaines reconnaîtront pour guides les prêtres d’une religion ou les apôtres de la liberté? »
Ni prêtres ni missionnaires libertaires… Notre matheux voit bien plus loin que tous les Vallès et Bakounine de son temps ultérieur (le seul que je vois se nicher à sa hauteur est cet australien nommé Pearson – un littéraire cette fois ! – qui décrira toute notre entropie dans son National life and character [sur archive.org])
On devrait se rassurer, puisque Cournot voit arriver une modération universelle avec un échec des idéologies, comme on disait encore. Avant Nietzsche il voit la modération arriver, modération qui on le sait sera un temps rejetée par les Allemands, et avec quelle imprudence ; mais d’un point de vue historique, Cournot a plus d’avance que Nietzsche, et il fonde ses considérations sur son observation mathématique et quasi-astronomique de l’Histoire :
« Tous les systèmes se réprimeront ainsi à la longue, quoique non sans de déplorables dommages, dans ce qu’ils ont de faux ou d’excessif. »
Le temps des gazettes
Lisez ces lignes superbes de lucidité et de froideur :
« Si rien n’arrête la civilisation générale dans sa marche progressive, il doit aussi venir un temps où les nations auront plutôt des gazettes que des histoires ; où le monde civilisé sera pour ainsi dire sorti de la phase historique ; où, à moins de revenir sans cesse sur un passé lointain, il n’y aura plus de matière à mettre en œuvre par des Hume et des Macaulay, non plus que par des Tite-Live ou des Tacite. »
L’Empire romain a mal fini aussi…
Cournot voit un avènement de la fin de l’histoire qui est plutôt une mise en marge de l’Histoire, comme une porte qui sort de ses gonds, une bicyclette qui sort de la piste et dont la roue semble tourner, mais pour rien. Debord souligne « l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d’importantes nouvelles. »
Henri de Man écrira :
« L’histoire est un produit de l’esprit humain élaboré pour que les événements puissent être mesurés à l’échelle des buts et des forces humaines. À des événements comme ceux que nous vivons aujourd’hui il semble que cela ne s’applique plus ; et ce sentiment est à la base de l’impression que nous avons que « les temps sont révolus », que nous sommes entrés dans une époque en marge de l’histoire. Ce monde en marge de l’histoire qu’un instant Hamlet a entrevu dans le miroir de son âme égarée : un monde disloqué. »
Debord a consacré deux excellentes pages au baroque post-ontologique.
En prétendant progresser alors qu’il ne fait que du surplace, le monde décrit par Tocqueville, Cournot, De Man, vingt autres, ne fait que nous tromper. Seul un pessimisme radical mais révolutionnaire pourrait nous en préserver. L’optimisme moderne reste celui de la dévastation par la stupidité décrite par Cipolla, la dette et les attentats.
Kojève disait que pour supporter la fin de l’histoire il fallait apprendre le grec (lisez donc la syntaxe de Démosthène…). Je dirais plus sobrement qu’il faut surtout y apprendre à supporter sa journée et à la réussir. L’homme-masse allume sa télé, va au concert, à Las Vegas, au stade parce qu’il ne veut que de mimétisme et d’aliénation ; l’homme de bien au sens d’honnête homme ou d’homme de bien du Yi King, apprend à jardiner ou à jouer du violon ; le reste c’est de l’actualité.
Sources
Antoine-Augustin Cournot, considérations sur la marche des idées (archive.org)
Henri de Man – L’ère des masses et le déclin de la civilisation
http://classiques.uqac.ca/classiques/de_man_henri/ere_des_masses/ere_des_masses.pdf