Bruno Le Maire mesure-t-il que le ton de petit chef employĂ© par les Ă©lites françaises non seulement est devenu insupportable dans le pays, mais n’est tout simplement pas audible pour un État souverain et triomphant comme l’Allemagne ? Parfois, la dĂ©connexion de nos Ă©lites avec la rĂ©alitĂ© est si bluffante qu’on ne sait plus si elles le font exprès, ou si elles sont simplement incompĂ©tentes. Pour l’instant, la balance penche plutĂ´t vers la deuxième solution.Â
La réaction hallucinante de Bruno Le Maire
Alors que la Cour de Karlsruhe a tapĂ© du poing sur la table sur la question de l’assouplissement monĂ©taire de la BCE, en donnant au gouvernement allemand l’injonction de vĂ©rifier la conformitĂ© de cette politique avec le mandat donnĂ© par les traitĂ©s, la rĂ©action française (et italienne) a Ă©tĂ© celle du rappel Ă l’ordre : personne ne doit contrĂ´ler la BCE.Â
Sur ce point, Bruno Le Maire n’a pas hĂ©sitĂ© Ă intervenir devant la presse pour dire ce qu’il pensait de cette dĂ©cision, en l’espèce une sorte de “mĂŞme pas mal”, dont nous citons ici un extrait.Â
La remarque ne manque tout de mĂŞme pas d’Ă©tonner. Donc, un ministre de l’Économie de la zone euro peut s’indigner de voir une Cour Constitutionnelle émettre un avis sur la politique monĂ©taire menĂ©e par la Banque Centrale. Et ce ministre soutient officiellement que cette banque doit Ă©chapper Ă tout contrĂ´le…
On en reparlera lorsque la BCE aura virĂ© sa cuti et refusera de subventionner Ă tour de bras les canards boiteux français, comme l’a annoncĂ© l’un de ses gouverneurs. Ce jour-lĂ , Bruno Le Maire en rabattra sans doute en matière d’indĂ©pendance des banques centrales…
Il serait en tout cas erronĂ© de croire que l’Allemagne acceptera sans condition de mettre le doigt dans une mĂ©canique de mutualisation des dettes.Â
Incertitude politique en Allemagne
Pour l’instant, l’Allemagne n’est pas allĂ©e au bout de ses dĂ©bats sur la question. Le Bundestag a commencĂ© par ouvrir un dĂ©bat sur la meilleure façon d’appliquer la dĂ©cision de la Cour. Dans un premier temps, beaucoup ont considĂ©rĂ© qu’il fallait voter une loi pour obliger la Bundesbank Ă transmettre des informations sur les programmes de la BCE, faute de disposer d’un droit d’information directe auprès de celle-ci.Â
Mais les pressions devraient ĂŞtre fortes, et le gouvernement allemand tente aujourd’hui de clore le dĂ©bat en affirmant par avance que les nouveaux programmes de la BCE sont “proportionnels” aux objectifs du traitĂ©. Toute la question est de savoir dans quelle mesure Angela Merkel pourra maintenir cette ligne de mĂ©pris pour une dĂ©cision aussi claire de sa cour constitutionnelle.Â
Rappelons que la cour de Karlsruhe a donnĂ© trois mois pour vĂ©rifier que la BCE respectait les traitĂ©s par ses programmes d’intervention “non-conventionnelle”. Prendre Ă peine 48 heures pour rĂ©pondre que tout va bien est une provocation dont on ne connait pas encore les consĂ©quences.
Merkel se récupérera-t-elle sur les coronabonds ?
Toute la question est dĂ©sormais de savoir quel prix ou quelle contrepartie politique Angela Merkel donnera en Ă©change de “l’Ă©touffement” des juges constitutionnels allemands. Si l’avis des juges Ă©tait sorti de nulle part, on pourrait imaginer qu’il ne serait pas difficile, pour la chancelière, de ne pas en tenir compte. Mais comme cette rĂ©ticence Ă financer les pays du Sud avec l’argent du Nord exprime une vision largement rĂ©pandue dans les sociĂ©tĂ©s du Nord, on peut se demander si Merkel ne va pas devoir la jouer un peu plus fine.Â
Une piste pourrait probablement consister Ă arguer de cette rĂ©ticence judiciaire allemande vis-Ă -vis de la mutualisation des dettes pour refuser la solution des coronabonds proposĂ©e par l’Italie et la France. Dans ce cas, Merkel disposerait d’un argument tout trouvĂ© pour plaider en faveur de l’activation du MES, le mĂ©canisme europĂ©en de solidaritĂ©, plutĂ´t qu’en faveur d’un emprunt nouveau.Â
Solidarité contre coronabonds
Pourquoi, rappelons-le lĂ aussi, le recours aux coronabonds est-il prĂ©fĂ©rable Ă l’activation du mĂ©canisme europĂ©en de solidaritĂ© ? Le Premier Ministre italien Conte a en effet refusĂ©, lors du dernier conseil europĂ©en, que cette solution prĂ©conisĂ©e par les Pays-Bas ne soit suivie : elle suppose que, une fois le mĂ©canisme dĂ©clenchĂ©, le pays qui en bĂ©nĂ©ficie soit placĂ© sous le contrĂ´le d’une troĂŻka entre les mains de qui la souverainetĂ© effective du gouvernement est transfĂ©rĂ©e.
On mesure tout l’intĂ©rĂŞt du recours aux coronabonds pour l’Italie, et toute la tentation du recours au MES pour l’Allemagne et les “pingres” de l’Union. Pour l’instant, le conseil europĂ©en n’a pas tranchĂ©, et nul ne sait quelle peut ĂŞtre l’issue de cette nĂ©gociation.
Une chose est sĂ»re : la France, l’Allemagne et l’Italie seront soumises au mĂŞme traitement. Si le MES est activĂ© pour l’un, les autres subiront le mĂŞme sort. Politiquement, il s’agirait d’un casus belli aussi puissant que l’Ă©clatement de la zone euro.
Autant dire que le dilemme est puissant.Â
Un prĂ©cĂ©dent qui risque de laisser d’importantes traces
D’ici lĂ , la cour de Karlsruhe a fait juridiquement très fort en rendant un arrĂŞt ouvertement en rĂ©bellion contre un arrĂŞt prĂ©judiciel de la Cour de Luxembourg. Autant dire que le principe d’une application du droit et des politiques communautaires dont seules les institutions prĂ©vues par le traitĂ© serait en charge a Ă©tĂ© largement battu en brèche par la cour de Karlsruhe.Â
De notre point de vue, face aux milliers de milliards dĂ©sormais en jeu, la sociĂ©tĂ© civile allemande s’opposera en profondeur Ă une mutualisation. Ce choix est “reptilien”, comme on dit de nos jours, et les argumentations Ă©conomiques peineront Ă le contrecarrer.Â
Il faudra dix-huit mois d’atermoiements pour qu’un règlement politique radical intervienne…