A l'occasion de la crise sanitaire, on a commencé à lever un coin du voile sur une pratique devenue courante de la part des gouvernements français successifs: avoir recours à des cabinets de conseil pour accompagner l'action publique. Il s'ne s'agit pas d'une pratique uniquement française. Mais elle prend dans notre pays une ampleur particulière parce que l'Etat s'est particulièrement mal adapté à la mode du "Nouveau Management public". Il y a un lien étroit entre la destruction de l'ENA par Emmanuel Macron et l'omniprésence des cabinets de conseil dans les couloirs des ministères, phénomène dont "Le Courrier des Stratèges" vous décrypte les coulisses dans un dossier dédié à McKinsey & Cie.
La destruction de l’ENA, entreprise par un Emmanuel Macron qui a dû s’y reprendre à deux fois, a beaucoup choqué. Mais il y a bien des raisons de raisons de se demander dans quelle mesure l’ENA n’avait pas été, déjà, vidée de sa substance par l’introduction non maîtrisée du New Public Management dans le système français.
Le Courrier des Stratèges vous propose une série d’articles (ici, ici, ici, ici, ici ici et ici) sur le rôle joué par McKinsey en particulier, et les cabinets de conseil en général, dans des politiques ministérielles.
Pour comprendre l’origine de tout cela, il faut d’une part revenir aux sources de la « gouvernance » contemporaine; voir comment elle a produit un monstre hybride en France; et comprendre enfin comment le recours aux cabinets de conseil a représenté un remède pire que le mal.
Le Nouveau Management Public
Au commencement était la révolution thatchérienne. Mal connues en France, les années de Margaret Thatcher à la tête du gouvernement britannique (1979-1990) ne se limitent pas à la guerre des Malouines ou à des privatisations en série. Le Premier ministre conservateur ne souhaitait pas désengager l’Etat de tous les secteurs. Mais elle souhaitait la débureaucratisation du gouvernement. Un rapport intitulé Next Steps prépara la voie à la création systématiques d’agences gouvernementales, dotées d’une certaine autonomie et astreintes – à la différence des services ministériels, à des obligations de résultats.
Les réformes de l’Etat mises en oeuvre aux Royaume-Uni, au Canada ou au Danemark, pour ne citer que ces trois exemples, ont largement suivi lesprit du rapport Next Steps.
Il ne faut pas oublier, cependant, que Madame Thatcher fut renversée, en 1990, par une majorité de députés, dans son propre parti, qui n’acceptaient pas que la révolution économiques qu’elle avait mise en place soit limitée au cadre national. Ils voulaient que la Grande-Bretagne participe pleinement à la Communauté Economique Européenne – en train de devenir l’Union Européenne. Pour eux, le gouvernement classique était progressivement remplacé par une « gouvernance« , à la fois locale, nationale et supranationale, développée en réseaux. La différence entre management public et privé serait progressivement abolie.
Tony Blair, dont certains disent qu’il avait converti la gauche au « thatcherisme » fut en fait beaucoup plus le formulateur d’une nouvelle gouvernance déployée à l’échelle mondiale, qui s’appuie sur des organisations internationales, une foule de partenariats public/privé et une marginalisation croissante de la démocratie au profit de l’expertocratie.
La chimère française du nouveau management public
La France a regardé avec méfiance la révolution conservatrice de Margaret Thatcher. Mais dès que celle-ci est s’est transformée en néo-libéralisme européen ou internationaliste, elle est devenue du dernier chic à Paris. La réforme de l’Etat est devenue un mantra. Jacques Delors était à la Commission Européenne. Droite et gauche ne cessaient pas de se « moderniser ».
Le problème, cependant, c’est que la haute fonction publique française a pratiqué une sorte de double langage. Elle a expliqué à la population qu’il fallait faire Maastricht, s’ouvrir au monde etc….; et de plus en plus fustigé les « Gaulois réfractaires au changement » (l’expression d’Emmanuel Macron est un condensé de préjugés de la haute fonction publique française sur vingt cinq ans). Cependant, la France n’a connu aucune révolution thatchérienne. Les dirigeants français se sont comportés è- à la différence de leurs homologues américains, britanniques, allemands, chinois etc…. comme des rentiers de la mondialisation.
Ouverte au monde sans être préparée, la France se désindustrialisait. Et les gouvernements, majoritairement composés d’énarques, qui ne voulait pas affronter les syndicats, réformer l’éducation ni inventer l’industrie du futur, se sont contentés de créer des emplois publics pour maintenir la paix sociale.
On a eu affaire à ce paradoxe: au moment où beaucoup de nations réalisaient une authentique « réforme de l’Etat », la France voyait exploser le nombre des emplois publics – en particulier dans les collectivités locales. Le secteur public, loin de se réformer, ne cessait de croître. La création d’agences n’a jamais servi à réduire les effectifs ministériels ni à supprimer des doublons.
Il est vrai que la Révision Générale des Politiques publiques a permis de stabiliser le nombre de fonctionnaires de l’administration centrale. Mais globalement on a bien le sentiment que la France a inventé une chimère: un Etat ne cessant de grossir mais dont les dirigeant successifs ont assuré régulièrement, la main sur le coeur, qu’ils étaient engagés dans un processus de réforme, modernisation etc….
En particulier, pour donner le change, les gouvernants ont pris l’habitude d’avoir recours massivement à des cabinets de conseil. Evidemment cela a été un fort accélérateur de la mondialisation.
Le reformatage de la gestion publique par les cabinets de conseil
Il faut lire en l’occurrence un livre extraordinaire, celui d’un diplômé de la WHU, meilleure business school allemande: Die kaputte Elite (« L’élite cramée »), paru il y a dix ans. On y voit très bien comment l’enseignement reçu dans les business schools a eu tendance à permettre des recrutements à la chaîne pour les grandes entreprises du Conseil. Ce que l’auteur reproche à la formation qu’il a reçu, c’est la production à la chaîne de cerveaux formatés qui n’ont rien vu de la réalité des entreprises, des prises de risque ou de l’ingénierie mais qui font carrière en produisant des documents powerpoint à la présentation impeccable et aux informations glanées par un bon moteur de recherche, selon la mode organisationnelle du moment.
La force des cabinets dont nous parlons, c’est leur caractère de multinationale et leur capacité à produire une langue commune du management public/privé dans une économie mondialisée.
- les milliards de dollars et d’euros produits par le quantitative easing ont trouvé une de leurs valeurs refuges dans une économie « post-industrielle ».
- après la crise de 2008, les cabinets ont rassuré des néolibéraux devenus inquiets sur l’avenir.
- développant une sorte de « fusion food » du management public ou privé interchangeable, les cabinets ont parlé une langue interchangeable.
Dans le cas français, les cabinets ont été recrutés pour dissimuler les contradictions de la haute fonction publique française, mettre des administrations éventuellement rétives devant le fait accompli.
Le contrat confié à McKinsey sur les évolutions du métier « d’enseignant » est particulièrement emblématique de tous les dysfonctionnements de l’Etat français:
+ le Ministère de l’Education Nationale emploie une administration pléthorique. Personne n’est capable de réfléchir à l’avenir du métier professoral?
+Nous possédons des inspections générales compétentes. Si on leur avait demandé, elles auraient sorti des documents autrement plus denses que ce que l’on comprend être le produit de McKinsey.
+ Les Assemblées et la Cour des Comptes produisent en permanence des rapports d’audit de grande qualité
+ Un stagiaire d’insttitut d’étude politique saurait sorti un niveau d’information supérieur pour servir de bases à un rapport.
Mais le choix fait par le Ministère est en fait le produit d’une gigantesque paresse des équipes en place auprès du Ministre; on n’a jamais voulu, depuis Luc Chatel, prendre le temps d’associer l’administration, les proviseurs et les professeurs à une politique de réforme. On pense court-circuiter les syndicats par des arguments d’autorité extérieurs. On n’est plus intéressé par l’école de la nation ni par les êtres de chair qui s’occupent des élèves. On préfère briller dans des cénacles internationaux où l’on pourra avoir fait le bon benchmarking – pardon, parangonnage !
Le recours au consultant a eu lieu dans tous les secteurs. il a concerné l’informatisation des ministères (à peu près une différente par administration centrale) et leur réorganisation; les grandes réformes di quinquennat de Nicolas Sarkozy, de la RGPP à toutes les réformes par ministère; les politiques sanitaires, en particulier la gestion du COVID. Tout le scandale du gaspillage de l’argent public se voit dans des ARS aux emplois administratifs hypertrophiés aux dépens de l’hôpital puis mises devant le fait accompli de décisions appuyées sur des powerpoint dont la densité est inversement proportionnelle à la notoriiété du cabinet de conseil.
Nous sommes au bout d’une longue dérive qui a accompagné ces dernières années la destruction de l’intérieur de l’esprit de service de la haute fonction publique française. Un Ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer, ancien recteur et directeur d’administration centrale, qui se prenait en 2017 pour le nouveau Jules Ferry, annonçant depuis Ibiza un n-ième plan sanitaire pour les écoles dans le cadre d’une politique définie par de grands cabinets de conseil. Comment dire? On hésite entre l’effarement et le fou-rire.
toutes ces administrations centrales ne sont pas réformables : elles doivent disparaître.
« Les Assemblées et la Cour des Comptes produisent en permanence des rapports d’audit de grande qualité »
Certes, mais là aussi le problème est multiple, d’abord, jamais rien n’est produit a priori, toujours a posteriori, ensuite, la production en question, même si elle est de bonne qualité (sans plus) est insuffisante, et pire, en cas de chasse, aucune sanction ne tombe, favorisant De Facto le cause toujours comme le je m’en foutisme – aucune entreprise ne saurait survivre à ça, et si l’état en obésité mortelle y arrive, ça n’est qu’au prix du vol organisé de ses citoyens.
« Un Ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer, ancien recteur et directeur d’administration centrale, »
Ancien recteur, mais nouveau rectum… Qui pouvait croire une seule seconde qu’un gugus ayant accompli toute sa carrière dans le mammouth ne ferait pas pire que ses prédécesseurs – avec lui, on ne parle même plus de niveau, mais de tropismes, tellement c’est la catastrophe (et je ne parle même pas des maths, qui deviennent facultatives avec sa « réforme », parce que ça m’énerve au plus haut point:(((
La seule façon de s’en sortir de ce côté-là est de revenir au système bien huilé de l’instruction publique, du temps où l’école recherchait l’excellence et l’apprentissage était principalement géré par les acteurs professionnels, qui formaient en toute connaissance de cause des acteurs de pointe, opérationnels dès leur sortie, et adaptaient les sorties aux besoins du marché plutôt que de les jeter, incultes, dans les bras de l’anpe, c’est à dire avant 1961, année noire pendant laquelle l’apprentissage bascula dans l’escarcelle de l’ednat et devint donc presque instantanément une grosse merde déconnectée de la réalité, 68 « aidant ». Nos cousins Allemands et surtout Suisses y arrivent farpaitement, et peut-être qu’au lieu d’envoyer des « missions parlementaires » les écouter comme très récemment, faudrait-il aussi (surtout ?) y envoyer des profs ET des professionnels, qui bûcheraient au retour sur une profonde réforme de ce merveilleux outil que peut être apprentissage lorsqu’il est correctement orienté et géré, à condition d’avoir des profs qui ne deviennent pas des fonctionnaires (cause du décès de l’afpa), dans le plus mauvais sens du terme.
Il est également notable que les Suisses permettent à n’importe qui de reprendre des études au pied levé, sans avoir à passer une débilité de capacité en droit, dont on se demande ce qu’elle peut bien foutre dans le paysage (encore une lubie d’un haut-ponktionnaire amoureux du droit et le violant allègrement sans doute), ce qui n’est nullement le cas ici – à notre décharge, il faut dire que tous les gamins qui sortent du primaire Suisse savent, eux, lire, écrire et compter… ça aide.
En bref, tout comme avec « le système » poliotique, il faut tout péter du sol au plafond pour reconstruire quelque chose qui tienne la route, et sans nostalgie mal placée, l’ancien système fonctionnait plutôt bien – il nécessiterait évidemment une légère adaptation au monde actuel, mais il offre l’avantage d’être stable ET éprouvé ; à une heure où certains instits continuent à braver leur institution en pratiquant une hérésie telle que la méthode globale, la gestion professorale est également à revoir, et tous ceux qui ne seront pas content peuvent dès maintenant prendre la porte (cf analyses de JP Brighelli).