Les assureurs santé sont officiellement dans le viseur des pouvoirs publics, accusés d’avoir profité injustement du coronavirus pour empocher des primes sans avoir à dépenser le moindre euro. Cette opération devrait leur valoir une taxe spéciale, dont nous avons déjà montré qu’elle serait surtout payée par les assurés (au mépris de la promesse présidentielle de ne pas augmenter les impôts…). Mais, dans l’ombre, Bercy “oublie” de publier des décrets bien plus gênants pour cette profession.
Les assureurs santé devraient écoper de quelques mesures punitives destinées à impressionner les foules, dans les semaines à venir. On s’attend en particulier à une taxe à un ou deux milliards, serpent de mer annuel qui devrait cette fois sortir des eaux pour récupérer les cotisations non utilisées du fait de la crise du coronavirus. Les initiés savent évidemment que cette taxe sera en réalité payée par les assurés, mais qu’importe : l’essentiel est de communiquer, et non d’agir efficacement.
En coulisses, les pouvoirs publics se montrent beaucoup moins pressés de mettre en oeuvre une mesure beaucoup plus gênante, combattue par les assureurs santé, et spécialement par les assureurs administrés par les “partenaires sociaux” : la résiliation infra-annuelle des contrats santé.
Les assureurs santé craignent la résiliation infra-annuelle
Pour mémoire, depuis une loi adoptée sous François Hollande et pilotée par Benoît Hamon, tous les contrats d’assurance peuvent être interrompus à tous moments (sous certaines conditions), sauf les contrats santé, qui restent à échéance annuelle. Dans la plupart des cas, les “mutuelles” ne peuvent être résiliées qu’au 30 octobre de chaque année pour prise d’effet au 1er janvier. Rares sont les assureurs qui acceptent de leur propre fait une résiliation en cours d’année (on notera que la MGEN est l’une des seules à le proposer).
Durant l’été 2019, le gouvernement Philippe a décidé de rompre ce tabou en étendant la résiliation infra-annuelle à la santé. C’est l’objet d’une loi du 14 juillet ! Tout un symbole.
Sauf que… la loi ne peut entrer en vigueur que si et seulement si un décret en Conseil d’État en précise les modalités d’application, en indiquant clairement à quelle date les effets commencent. Ce décret n’est évidemment pas sorti.
La résiliation infra-annuelle n’est donc toujours pas applicable.
Article 6 : Les articles 1er à 3 entrent en vigueur à une date fixée par décret en Conseil d'Etat, et au plus tard le 1er décembre 2020.
Loi du 14 juillet 2019 Tweet
L’ambiguïté du 1er décembre 2020
Dans la pratique, l’article 6 de la loi précise que le décret du Conseil d’État doit être publié avant le 1er décembre 2020. Certains ont compris cette rédaction comme l’annonce d’une entrée en vigueur au plus tard le 1er décembre 2020, décret publié ou pas.
La tradition républicaine est un peu différente : le pouvoir réglementaire ne se sent jamais contraint d’agir, même si la loi l’exige. Rien n’exclut donc que la rédaction des décrets ne soit remise aux calendes grecques et que la loi reste en suspens dans les airs de la légistique inappliquée, si denses dans notre République.
La loi resterait donc inappliquée. Ce serait une bonne manière, pour le gouvernement, de contre-balancer les effets de la taxe qui, elle, s’annonce incontournable.
L’angoisse de l’assureur santé face à la résiliation infra-annuelle
Depuis plusieurs mois, les assureurs santé multiplient les approches auprès des pouvoirs publics pour retarder le plus possible la parution des décrets. Certains ont même demandé le report de six mois de la mesure, ce qui traduit une certaine forme de naïveté… puisqu’il suffit que le décret ne soit pas présenté en Conseil d’État pour rendre la loi inopérante. Au passage, la passivité est bien plus efficace, pour empêcher la résiliation infra-annuelle, que l’action. Pour reporter le délai d’entrée en vigueur de 6 mois, il faudrait en effet une loi spécifique. Alors que, selon le bon principe qui veut que tout problème peut être réglé par une absence de solution, ne pas publier les décrets est beaucoup plus simple.
On notera que l’assureur en ligne Alan, qui avait milité en son temps pour la mise en place de la résiliation infra-annuelle vient d’expérimenter à ses dépens les risques économiques que présente cette solution. Alan annonce suspendre la commercialisation de contrats individuels du fait du “zapping” des assurés consommateurs qui déséquilibrent ses comptes. Preuve que cette résiliation infra-annuelle peut avoir un véritable impact sur le marché.
"les partenaires sociaux alertent sur le fait que la mise en place de la résiliation infra-annuelle sur ces contrats auraient des conséquences néfastes pour les employeurs et les salariés : démutualisation, augmentation des coûts, impact sur les actions de prévention..."
Communiqué CTIP, 18 janvier 2019 Tweet
L’angoisse des partenaires sociaux…
Dans la pratique, la résiliation infra-annuelle avantage les consommateurs, beaucoup plus que sur les autres risques. C’est le grand tabou de l’assurance : autant personne ne provoque volontairement un accident de voiture pour profiter de son assurance (notamment parce qu’il y a une franchise à payer), autant l’inverse est vrai en matière de “santé”. On ne compte plus les assurés qui collectionnent les lunettes avec de jolies montures, ou qui choisissent leur formule santé en prévision des soins dentaires qu’ils ont programmés.
Ces stratégies d’optimisation des contrats santé expliquent les angoisses de beaucoup d’assureurs santé. C’est particulièrement vrai des assureurs “paritaires”, c’est-à-dire des groupes de protection sociale comme AG2R, regroupés dans le CTIP (comité techniques des institutions de prévoyance), qui a beaucoup tonitrué sur le sujet. Les libéraux s’amuseront de voir comment, une fois de plus, les organisations syndicales appellent de leurs voeux le maintien d’un système qui leur profite, mais qui ne profite pas forcément aux salariés, lorsqu’ils sont consommateurs.
Un cadeau tentant pour le gouvernement
Au vu du contexte économique tendu, il peut donc être très tentant, pour le gouvernement, d’accorder ce cadeau discret aux assureurs santé, que serait la non-publication des décrets d’application de la loi du 14 juillet 2019. Invisible pour l’opinion, cette passivité administrative rendrait de fiers services à des alliés utiles. C’est particulièrement vrai de la CFDT, toujours en pointe pour demander de nouvelles protections pour les salariés, sauf lorsque celles-ci entrent en conflit avec l’intérêt de la CFDT gestionnaire de groupes de protection sociale.
On prend donc les paris : le gouvernement va savamment enterrer ce texte, et le reporter aux calendes grecques, tout en communiquant abondamment sur la punition qu’il inflige aux assureurs santé retors…