Supprimer l’ENA? La question, un peu bateau, un peu marronnier de la presse, est relancée par Emmanuel Macron, en même temps que la suppression de l’accès direct aux grands corps. Cette dernière mesure proposée il y a longtemps (notamment par le rédacteur de ces lignes lorsqu’il était élu au conseil d’administration de l’ENA, en 2000), n’est pas dénuée d’importance. Elle paraît toutefois trop tardive pour réellement répondre au besoin de renouvellement des élites exprimés par le pays. Voici pourquoi.
L’idée de supprimer l’ENA était connue depuis 10 jours. Elle est, avec la suppression de l’accès direct aux grands corps, l’une des mesures phares présentées par Emmanuel Macron pour résoudre la crise des Gilets Jaunes. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’elle ait convaincu grand monde. Si l’on en croit les sondages, les Français sont majoritairement défavorables à cette décision. Peut-être ont-ils immédiatement compris que la disparition de cette école ouvrait la voie à une nouvelle école dont personne ne peut garantir la meilleure représentativité sociale.
Dans la pratique, Emmanuel Macron a tardivement mis sur la table sur le sujet qui fâche vraiment et qui explique la déliquescence visible de ce pays: l’aptitude des élites à tenir une société bouleversée par des révolutions technologiques et notre capacité à les changer. De ce point de vue, l’ambition macronienne paraît ici trop modeste pour résoudre un problème criant.
Posons enfin le problème des élites françaises
Au-delà des aspects circonstanciels du “faut-il supprimer ou non?” ou du “l’ENA est une école socialement fermée”, la question de fond et, selon nous, la seule qui vaille, est celle de l’adéquation des élites à la physionomie de la société française d’aujourd’hui et de demain. Autrement dit, les compétences dont les hauts fonctionnaires sont majoritairement pourvus correspondent-elles au besoin de la France de 2019?
Poser la question, c’est déjà en partie y répondre… Tout le monde connaît (et critique) la manie de nos hauts fonctionnaires à tout savoir mieux que les autres, à tout décider dans la solitude de leur bureau, à tout décréter ou “réguler”, comme si, de leur intervention, dépendait le destin du pays. Eux savent ce qu’est l’intérêt général, et eux seuls en sont juges. Ils sont les meilleurs paragons contemporains de ce qu’on appelle la verticalité.
Cet art de la verticalité fut longtemps un atout. Lorsque l’économie était dominée par l’industrialisation de masse et par les gros bataillons d’une production normalisée de type fordiste, la décision d’en haut n’était pas seulement bienvenue, elle était nécessaire. Les élites françaises, avec leur obsession de la rationalité, étaient adaptées à leur époque.
Culture de la verticalité dans un monde d’horizontalité
Cette culture de la verticalité et de l’horizontalité est la marque de fabrique des élites françaises dans leur ensemble, et plus particulièrement de l’ENA, qui l’a entretenue jusqu’à en faire, à de nombreux égards, une sorte d’intégrisme social qui produit les résultats qu’on sait et qu’on déplore. L’énarque étant l’homme de la raison, il ne peut se tromper, puisque la raison est unique. Donc toute divergence d’opinion avec lui relève forcément de l’erreur. Voilà pourquoi les énarques (mais ils partagent ce travers avec les élites françaises) ne disent pas “nous ne sommes pas d’accord”, mais “vous vous trompez”.
Toute la difficulté vient du fait que les évolutions technologiques, et particulièrement la culture numérique avec son cortège de réseaux sociaux, promeuvent une conception complètement différente du monde, comme Michel Maffesoli le rappelle souvent dans nos colonnes. La société contemporaine, et encore plus celle de demain, repose sur l’horizontalité, sur la collaboration, sur la capacité à dégager une énergie commune à partir d’opinions très différentes et parfois antagonistes, le plus souvent dictées par les affinités, les valeurs et les émotions.
Nous vivons de moins en moins sous l’empire, voire l’emprise, de la raison, et de plus en plus sous la puissance des émotions affinitaires. Ce glissement intellectuel est un défi pour les élites françaises, qui captent mal ce mouvement.
Les dégâts de la verticalité dans un monde horizontal
Face à cette émergence d’une société horizontalisée, où l’exercice de l’autorité solitaire fait l’objet d’un rejet grandissant, la technostructure française, avec ses hiérarchies pesantes, son élitisme de la décision, constitue une épine de plus en plus infectée dans le pied de la modernisation du pays. Ces derniers mois, Emmanuel Macron qui, tout en faisant l’éloge de la start-up nation, a érigé la verticalité en principe de quasi-droit divin, a fait l’expérience de cette inadéquation.
Ainsi, la décision prise d’en haut par son Premier Ministre de réduire la vitesse sur les routes nationales à 80 km/h est devenue un problème politique majeur. De même, l’isolement du Président vis-à-vis des élus locaux (soupçonnés par les hauts fonctionnaires d’être des incompétents profiteurs) s’est transformé en bronca. Et que dire de ce rejet virulent du style présidentiel par les Gilets Jaunes qui ont dénoncé massivement une pratique jupitérienne et des phrases méprisantes pour le petit peuple?
On voit bien que, sur tous les sujets, la décision venue d’en haut, prise par un cerveau supérieur, est contestée, moins sur son contenu que sur son mode d’élaboration. C’est la culture même des élites qui est ici remise en cause.
Le double problème des élites françaises
Ces pauvres élites sont aujourd’hui confrontées à deux défis majeurs, que la seule suppression de l’ENA ne résoudra pas.
Premier défi: il faut changer la culture en place et s’ouvrir à une nouvelle façon de penser la société et son encadrement. La technostructure doit renoncer à sa morgue, à son sens de la hiérarchie et de la soumission. Elle doit effectuer un virage vers l’agilité, l’efficience, et surtout la collaboration avec l’ensemble de la société. De ce point de vue, le travail à mener est immense.
Deuxième défi: les élites en place, le “stock” doit désapprendre rapidement ses anciennes manières. Il doit changer de pratiques quotidiennes, sous peine de susciter des réactions de plus en plus violentes de la part de la société française. Et quand nous disons ici “violentes”, il s’agit d’une expression au sens propre. L’incendie de la préfecture du Puy-en-Velay constitue ici un signal inquiétant.
La question de la garantie de l’emploi à vie
C’est ici que la suppression de l’ENA et de l’accès direct aux grands corps constituent probablement des signaux insuffisants. En effet, dès lors que les hauts fonctionnaires sont protégés par la garantie de l’emploi, leur incitation à désapprendre les anciennes manières, et leur inclination à en acquérir de nouvelles, ne peut qu’être faible.
Or, les réformes d’Emmanuel Macron vont avoir un impact effectif sur la future haute fonction publique dont on évaluera les résultats dans vingt ou vingt-cinq ans. D’ici là, la technostructure restera dominée par les élèves des anciennes écoles, formés aux anciennes méthodes. Ceux-là sont, comme les aristocrates d’Ancien Régime, protégés par leur statut. Et ils sont bien décidés à ne pas se rendre sans combattre.
Sur ce point, Emmanuel Macron s’est montré d’une prudence de Sioux. Il n’a touché, il ne touche, à aucun des mécanismes qui entretiennent le mal governo français. On retrouve ici la modération injuste du pouvoir exécutif, qui n’a pas hésité à inverser la hiérarchie des normes dans le secteur privé mais qui, sous des apparences réformatrices, continue à préserver l’essentiel dans le fonctionnement protecteur du service public.
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Bonjour
Pour faire simple et éfficace, ne faudrait – il pas simplement demander à tout fonctionnaire élu d’un certain niveau ou ministre de quitter la fonction publique?
Un devoir d’option qui s’appliquerait dès les municipales de 2020 pour toute ville au moins préfecture.
MM Macron Wauquiez Le Maire l’on déjà fait spontanément. .. Un signe faible qui gagnerait à être généralisé. Un premier pas.
Tout à fait d’accord avec cette analyse très pertinente. ENA et grands corps : devenus archaïques, incompétents et inadaptés…. à l’heure du numérique. Emmanuel Macron n’aura pas su aller assez loin. Dommage. La masse des emplois de la fonction publique est devenue mentalement majoritaire dans ce pays….à force d’en créer . La « bête » résiste encore et pour longtemps par tout moyen…. Macron n’a pas osé le spoil systèm et réduire le poids du public par peur des résistances catégorielles des « planqués qui savent ce qui est bon à notre place ». Le prochain président le fera….. nous demandons juste à Macron d’avoir le courage d’interdire à tout fonctionnaire de se présenter aux élections…. la bête se dégonflera d’elle même alors…. dans 10 ans… d’ici là espérons que l’économie française pourra encore survivre., assaillie de toute part par la concurrence étrangère.
Tout à fait d’accord avec cette analyse très pertinente. ENA et grands corps : devenus archaïques, incompétents et inadaptés…. à l’heure du numérique. Emmanuel Macron n’aura pas su aller assez loin. Dommage. La masse des emplois de la fonction publique est devenue mentalement majoritaire dans ce pays….à force d’en créer . La « bête » résiste encore et pour longtemps par tout moyen…. Macron n’a pas osé le spoil systèm et réduire le poids du public par peur des résistances catégorielles des « planqués qui savent ce qui est bon à notre place ». Le prochain président le fera….. nous demandons juste à Macron d’avoir le courage d’interdire à tout fonctionnaire de se présenter aux élections…. la bête se dégonflera d’elle même alors…. dans 10 ans… d’ici là espérons que l’économie française pourra encore survivre., assaillie de toute part par la concurrence étrangère.
Le problème de l’ENA semble plus venir de la formation et de l’environnement que de son existence.
Des critiques plus feutrées courent aussi sur l’école de la Magistrature et Sciences Po.
Par contre, personne ne dénonce la formation d’un ingénieur post-doc polytechnicien, d’un avocat au Conseil d’État, d’un chirurgien, ou d’un pilote d’essai. Ces cursus à ne sont pas moins exigeants que l’ENA, mais plus longs, bac +12 dans les exemples. Pourquoi ? Parce qu’ils passent du temps à apprivoiser le concret, la pratique, l’entrainement, pour s’adapter au réel, résoudre des problèmes, obtenir des résultats individuellement ou collectivement.
Cet état d’esprit est peut-être ce qui manque à l’ENA. La sélection à l’entrée est très élitiste, mais la suite ne l’est pas. D’ailleurs, l’énarque dont je commente ici les lignes en convient lorsqu’il écrit : « Dès lors que les hauts fonctionnaires sont protégés, leur incitation à évoluer (contraction) ne peut être que faible ».
Autre problème. En mai 2018, un rapport de l’Institut Sapiens expose une lacune de l’ENA dans là formation à l’économie.. Lorsqu’on a la vocation de peser sur un PIB brut de 2300 milliards d’euros, connaitre l’économie réelle ne semblerait pas inapproprié . Pourtant, l’institut Sapiens termine son rapport par la conclusion suivante :
“À Sciences Po et à l’ENA, il conviendrait d’étendre l’enseignement de l’économie au-delà du seul examen des politiques publiques et de la glorification de l’action de l’État”.
Si les énarques faisaient quelques années de stages dans de grosses entreprises étrangères, par exemple un an dans un pays social-démocrate et un autre dans un pays anglo-saxon leur apporteraient une autre vision de l’économie. Accessoirement, ils pourraient acquérir des outils pour une fiscalité européenne, mais aussi comprendre que la France, ce n’est que 1 % de la population du monde. Il existe ailleurs d’autres façons de fonctionnement. Les voyages de travail en immersion relativisent les certitudes et élargissent la vision.
Ces remarques sur la formation à l’économie ne sont qu’un point de vue perso. N’étant pas passé par les grandes écoles, j’étais un “autodidacte reconnu ” dans le monde des industries multinationales. Un job très ancré dans l’économie réelle ou l’on peut comparer les pratiques selon les pays. On apprend beaucoup ! Pas besoin d’être supérieurement intelligent, juste un peu malin, curieux et doté de bon sens. C’est comme la natation ou l’amour, on apprend par la pratique.
L’ institut Sapiens suggère aussi l’introduction de thésards à l’ENA. Ce qui ouvre d’autres questions.
https://www.institutsapiens.fr/et-si-on-valorisait-enfin-le-doctorat-plutot-que-lena/
Pour le reste, l’exécutif, la protection du service public, la gestion d’un pays clanique, l’impact des nouvelles technologies, c’est aux dirigeants politiques de contrer, expliquer, combattre, les rêves promis par les démagos, les pensées courtes et toutes les combines pour créer de la médiocrité. Ce n’est pas facile à rectifier, mais c’est leur job. Les idées ne se mesurent qu’à la lumière des faits et des expériences passées en excluant les raisonnements abstraits, refuges de confort.
Et pour les énarques, encourager sérieusement les prises de risques et récompenser les résultats. La France en a besoin, depuis quarante ans son déficit devient un deuxième prénom. Elle avance avec des ruines derrière et du brouillard devant. On va se ratatiner.
Très bien vu Globule
l’ENA tel qu’elle est est une énorme nuisance car son enseignement et les stages qu’elle organise pour ses élèves finit par produire des cadres qui, pour une grande majorité, apprennent un jargon administratif, sont obsédés par le classement et la carrière, et sont formés pour penser qu’ils sont une élite bien au-dessus de tous les autres français , et “rien ne doit transpirer à l’extérieur”.
Pour avoir cotoyé un grand nombre d’entre eux lors de ma carrière, je peux rajouter , que dans leur travail:
1 ils évitent toute décision présentant un risque: car il ne faut pas avoir de casseroles, cela nuirait à la carrière: donc pas de décision.
2 ils passent beaucoup de temps à entretenir soigneusement leur réseau,
3 ils sont atteint de la maladie de la plupart des élèves des grands écoles, savoir “je sais mieux que vous ce qui est bon pour vous”
4 ils savent très bien se placer sur les premiers rang de la photo en cas de réussite d’un projet, et s’en attribuer les mérites, mais disparaissent quand il faut faire les comptes , constater les dégâts et réparer ce qui est réparable.. généralement,, ils ont reniflé l’échec qui se prépare et sont déjà parti se caser ailleurs avant la catastrophe
5 sont devenus une oligarchie héréditaire: Untel énarque, inspecteur des finances, est lui même fils d’énarque, inspecteur des finances. et se fait bombarder à peine sorti de l’ENA à des postes de responsabilité qui exigent des années d’expérience et de connaissance du métier concerné
il faut casser ce mode d’enseignement, et on ne pourra pas le réformer en gardant l’ENA et ses traditions, cela est totalement impossible.
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Bien vu Zedbiper,
C’est exactement ça… du vécu et du réel, constaté aussi au cours de ma carrière . Qui aura le courage de changer ça ?